Tolkien et Morris
Quels sont les liens et intuitions communes qui rapprochent Tolkien et Morris, tous deux maîtres reconnus de la fantasy? (en partenariat avec acta est fabula)
Tolkien et Morris
[Note de l’éditeur : à l’occasion de la sortie simultanée du Hobbit de Peter Jackson et des traductions des romans de William Morris, ici et ici, les forges accueillent un article original d’Acta est fabula, un webzine consacré à la fantasy, mêlant critique et humour.]
Etablir les liens qui unissent William Morris à J.R.R. Tolkien peut paraître, de prime abord, un exercice périlleux. Comment le conservateur, très catholique, que fut l’auteur du Seigneur des Anneaux, a-t-il pu s’inscrire dans la lignée de celui qui, quelques décennies plus tôt, comparaissait pour avoir cassé le casque d’un policier à l’occasion d’une manifestation marxiste révolutionnaire ? Cette influence, majeure, Tolkien l’a toujours assumée, et elle a été si importante que l’on peut sans exagérer parler de filiation.
Car Morris et Tolkien, c’est d’abord un fond culturel commun, celui des sources antiques et médiévales en général, des légendes nordiques et sagas islandaises en particulier. Tous deux s’attachèrent à revisiter le corpus classique scandinave (diverses traductions de sagas pour Morris, une réécriture de Beowulf, entre autres, pour Tolkien). De nombreux exemples attestent cette communauté de sources ; on en citera un, plutôt anecdotique, mais qui parlera à tous : vous trouverez en effet dans Le Puits au bout du monde un certain Gandolf ! Gandolf, comme Gandalf, sont issus de l’Edda poétique, qui mentione un certain Gandalfr…
On sait même que Tolkien possédait dans sa bibliothèque la Volsunga Saga, traduite par Morris, qu’il acheta avec la dot d’un de ses premiers prix littéraires en même temps que deux autres de ses romans. Tous deux partagèrent une fascination certaine pour le monde de la chevalerie (encore que cela puisse paraître bien étrange pour le socialiste Morris ! mais le personnage est charmant de paradoxes), ce qu’ils appellent la fairy, les mythes et la beauté qu’ils contiennent.
Cette filiation, assumée par Tolkien dans sa correspondance, se retrouve en particulier dans ses œuvres de jeunesse : une tentative de réécriture du Kalevala, d’abord, qui ne verra jamais le jour, et dont Tolkien avoua qu’il la voulait en quelque sorte « dans la lignée de Morris », puis deux ans plus tard, les Contes Perdus, où l’influence est très nette : ces derniers reprennent en effet le modèle du récit enchâssé que Morris utilisa dans The Earthly’s Paradise. L’un de ces Contes Perdus, la Chute de Gondolin, est écrite à la manière de William Morris, admet encore Tolkien dans sa correspondance.
Le goût du légendaire
Longtemps après, il revendiquait toujours cette influence fondamentale : lorsqu’on lui disait que ses Marais des Morts faisaient penser aux deux guerres mondiales, Tolkien répondait : « elles doivent plus à William Morris et à ses Huns et Romains ». Carpenter, le biographe de Tolkien, confirme cette influence : « la vision de la littérature qu’avait Morris coïncidait avec la sienne. […] Beaucoup d’éléments ont impressioné Tolkien. » avant de noter d’importantes similitudes de style : une forte présence d’archaïsmes, des inversions poétiques, partout la volonté d’envelopper leurs textes d’une « aura de légende ».
Il est probable que Tolkien ait lu l’œuvre de Morris en entier : son fils Christopher affirme que son père lui a légué pas moins d’onze livres de Morris et se souvient que son père lui lisait The House of Wolflings avant de s’endormir. Il n’est même pas impossible, en réalité, que Tolkien fut en fut devenu un véritable spécialiste : en 1935 et 1952, il examina deux thèses consacrées à William Morris à Oxford. Oxford où, par ailleurs, Morris et Tolkien étudièrent dans le même collège… Oxford dont la chapelle fut décorée, non par Morris, mais sous sa supervision, et grâce à laquelle Tolkien s’initia au mouvement des Arts and Crafts, qui fut pour lui une « inspiration durable », qui d’ailleurs inspira ses propres illustrations du Hobbit. Il est très clair que la démarche esthétique de Morris plut à Tolkien au moins autant que sa démarche littéraire.
Intuitions communes, politiques divergentes
Les deux s’accordent sur une vive aversion à l’égard de la société industrielle, pour ces produits dépourvus de Beau, fabriqués en série, pour ces paysages défigurés et leurs textes ; ils s’accordent encore sur la méthode, au moins en littérature : aller chercher le Beau là où il est, dans le passé et en particulier dans les mythes, qui contiennent une sorte de Beau universel en même temps que, selon Tolkien, une vérité immuable. Puis ils se séparent : Tolkien, catholique, pensait que l’Histoire, en dehors d’éclats temporaires, n’était qu’un lent déclin, que le salut ne se trouvait pas sur cette terre ; Morris, socialiste, croyait fermement au progrès et s’engagea sa vie durant à faire progresser ses idéaux à travers diverses aventures, visant à rendre toujours plus accessibles les arts, décoratifs notamment, le Beau en général.
Nicolas (Acta est Fabula)
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