Entretien avec Thomas Rain Crowe, auteur de « Pour les femmes »
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AB : En Anglais, votre roman s’intitule « A House of Girls » (littéralement « Une maison de filles », ndt) : pourriez-vous expliquer ce que ce titre signifie pour vous, ce qu’il reflète de vos intentions pour ce projet ?
TRC : Lorsque le livre est sorti aux Etats-Unis, certains ont cru que ce titre, « Une maison de filles », faisait référence à un lieu de prostitution. Or ce n’est pas du tout le cas. Le titre est inspiré d’un livre d’Anaïs Nin intitulé « Venus in the House of Love » (« Vénus dans la maison de l’amour », ndt). Mon livre, comme celui de Nin, est composé de récits autobiographiques qui relatent les relations amoureuses qui m’ont formé lorsque j’étais un jeune homme. C’est donc principalement l’histoire de ces femmes, avant d’être celle du narrateur (moi-même). Le livre est un hommage à ces femmes et à ces relations particulières qui ont influencé ma vie. De ce point de vue, les récits et le livre dans son ensemble exaltent la féminité, ainsi que l’expérience de l’état amoureux – qui à mes yeux constitue l’expérience la plus enrichissante et la plus inspirante que la vie ait à offrir.
AB : Comme il s’agit d’un « bildungsroman », les histoires sont relativement espacées dans la durée. Qu’en est-il de l’idée de les écrire ? Avez-vous toujours su que ces expériences allaient devenir un récit littéraire, ou l’idée s’en est-elle présentée plus tard, rétrospectivement ?
TRC : Ce sont des histoires qui reflètent la réalité de mes jeunes années. Comme je me suis épanoui sur le tard, sexuellement, mon éditeur a trouvé que cela correspondait à la catégorie du « bildungsroman » – pour essayer de définir ce petit livre. En fait, les histoires se déroulent sur une période de dix ans, entre mes 20 et mes 30 ans, sauf la dernière qui commence quand j’avais 6 ans et saute ensuite à l’approche de la quarantaine, en combinant plus ou moins fictionnellement deux histoires différentes.
Je n’avais aucune idée que j’allais raconter ces histoires, à l’époque où elles se sont déroulées. A l’époque, j’écrivais exclusivement de la poésie et n’envisageais pas de me mettre à la prose. Je n’ai commencé à écrire la première histoire, « Péché cardinal », que bien des années plus tard, à l’encouragement de mon épouse actuelle, Nan, à qui je l’avais racontée ainsi que quelques autres. C’est donc elle, un peu ironiquement, qui est à l’origine de ce livre. Une fois que j’ai eu commencé à écrire, j’ai trouvé que cela me venait facilement, et Nan – qui a été ma première lectrice et continue depuis de relire toute ma prose – trouvait que c’était agréable à lire. J’ai donc écrit les autres histoires, une par une, sur une période de plusieurs années, jusqu’au jour où j’en ai eu six devant moi, assez pour faire un petit livre.
AB : La première des six histoires se passe en France. Que ressentez-vous à voir aujourd’hui le livre traduit en français ? Devrais-je envoyer un exemplaire à un certain couvent près de Grenoble ?
TRC : L’histoire intitulée « Péché cardinal » s’est réellement passé quand j’avais une vingtaine d’année et que je vivais en France, au début des années 70. Je travaillais en effet dans un couvent de bonnes sœurs près de Grenoble. Comme ces histoires sont dans l’ordre chronologique, celle-ci vient en premier, et je suis heureux qu’elle ouvre ainsi la traduction française, afin de créer un lien avec les lecteurs français qui ouvriront ce livre. C’est parfait, en ce sens, que la première histoire se passe en France.
A l’époque, quand j’ai vécu cette expérience, mes héros étaient Rimbaud, Baudelaire, Camus, Rostand, les surréalistes… Je pensais donc que pour être un grand poète, il fallait être français. J’avais logiquement décidé de devenir moi-même un poète français. Je sais que c’est une idée très naïve, mais souvenez-vous que j’étais encore très jeune et que je manquais d’expérience dans bien des domaines. Donc… maintenant, enfin, des années plus tard, mes textes ont paru dans des revues françaises et plusieurs de mes livres de poésie ont été traduits en français – et maintenant ce livre, Pour les femmes ! – ça y est, je suis un poète français ?…
Et, oui, j’adorerais que vous envoyiez un exemplaire du livre au couvent de Grenoble. Peut-être Marie Lucille y est-elle toujours, peut-être que ça lui ferait plaisir de lire ma petite histoire d’amour.
AB : Aux Etats-Unis, comme en France, on vous connaît mieux en tant que poète que comme romancier. Lorsque vous avez commencé à écrire ces histoires, avez-vous rencontré des difficultés particulières ? Plus généralement, comment concevez-vous le rapport entre la poésie et la prose (narrative) dans votre travail ?
TRC : Quand j’ai commencé à écrire ces histoires, j’étais très intimidé à l’idée d’écrire de la prose. Je n’avais jamais écrit de nouvelles ou aucune forme de fiction, et je commençais tout juste à écrire des critiques et des essais pour des revues américaines et anglaises, afin de gagner ma vie.
Je craignais qu’écrire de la prose n’ait un effet négatif sur mon travail poétique – qui comptait avant tout à mes yeux. Mais le besoin de raconter ces histoires a été le plus fort, et je me suis lancé dans cette nouvelle aventure. Aujourd’hui, après plus de quinze ans passés à écrire principalement de la prose et à gagner ma vie comme écrivain-voyageur, je me suis libéré de la superstition qui voudrait qu’écrire de la prose soit mauvais pour un poète. En fait, je dirais même que ma poésie s’est améliorée au contact de la prose – dans le sens où mon écriture est devenue plus versatile, où je possède à présent davantage de styles et de « voix » différents, alors que ma poésie était auparavant relativement monolithique en termes de forme ou foyer. Maintenant, on me dit même que ma prose est « poétique » – ce qui bien sûr me fait très plaisir.
AB : Le livre se termine sur une note optimiste. Est-ce que c’est quelque chose d’important pour vous, dans la société d’aujourd’hui, d’affirmer que peu importe le nombre d’expériences rocambolesques qu’on peut connaître, il est toujours possible de trouver l’amour, à toutes les époques de la vie ?
TRC : J’ai toujours aimé les « happy ends », dans les films comme dans les romans. Dans ce sens, je suis tout à fait un romantique et un idéaliste. En même temps, j’ai appris par ma propre expérience que le chemin de la vie n’est pas sans détours. Quand j’étais jeune, je cherchais l’âme sœur, je pensais que c’était possible de trouver une telle personne. J’avais même un rêve récurrent à ce sujet. Je cherchais à tel point mon âme sœur, qu’à chaque fois que je tombais amoureux, je pensais l’avoir trouvée. Je croyais à la force de ma passion (qui, je le sais à présent, était principalement du désir) et qu’elle me disait :
« Oui, c’est elle, tu l’as trouvée. » A chaque fois, je finissais bien sûr par être déçu, et j’avais des accès de déprime terrible à l’idée inacceptable rationnellement que mon âme sœur m’avait largué, ou était partie avec un autre homme.
Finalement, une fois passée la quarantaine, j’ai réalisé que j’avais poursuivi un rêve jusque là, et que l’Amour est davantage que l’excitation physique ou sentimentale, c’est quelque chose de plus profond. Quand j’ai rencontré ma femme, Nan, les morceaux du puzzle se sont mis en place et aujourd’hui, oui, je peux enfin dire que j’ai trouvé mon âme sœur et connu le véritable amour.
Je vois tellement de gens qui ont eu une mauvaise expérience amoureuse quand ils étaient jeunes et qui n’ont jamais réussi à s’en remettre, à s’ouvrir de nouveau à la possibilité d’une véritable relation à l’autre, qui demande qu’on soit vulnérable – ce qui est la condition essentielle pour être prêts à faire l’expérience de la joie profonde qu’on peut recevoir en partageant sa vie avec la bonne personne.
Quant à la façon dont ces histoires reflètent l’évolution de la société d’aujourd’hui… je peux simplement vous dire que le genre des « histoires d’amour » a pratiquement disparu des librairies. Les poèmes d’amour, en recueil, appartiennent au passé. Je le sais d’autant plus que cela fait plusieurs années que je cherche un éditeur pour un roman qui est essentiellement une histoire d’amour, et pour un recueil de poèmes d’amour. Je considère pourtant que ces deux livres font partie de ce que j’ai fait de meilleur. Je ne peux donc qu’espérer que la mode du sensationnalisme et de la violence se terminera et laissera place de nouveau aux histoires d’amour.
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