La personne âgée est un animal à sang chaud (1/6)
Cet été, vous avez besoin d’amour, de fantaisie, d’aventure. D’un nouvel élan.
Vous le sentez.
Et nous le sentons aussi.
C’est pourquoi les Forges de Vulcain vous proposent, chaque mercredi de l’été, de découvrir un extrait du dernier roman de François Szabowski, « Il n’y a pas de sparadraps pour les blessures du cœur », lu par l’auteur lui-même. Ou dans sa version texte seulement.
Premier extrait :
La personne âgée est un animal à sang chaud
La version audio :
La version texte :
La nuit est noire et je n’entends rien. Je suis couché sur le flanc. Je sens la masse chaude de Rose lovée contre mon dos. Elle doit ronfler sans doute, mais j’ai pris soin de mettre des bouchons d’oreille, que j’ai doublés d’un bandeau élastique en tissu éponge, qui recouvre complètement les lobes et maintient ma tête dans une gangue étroite. J’ai beau tourner et retourner le problème dans tous les sens, je ne vois pas comment j’aurais pu éviter le triste dénouement dont j’ai été victime hier soir, quand Clémence, ma compagne, m’a chassé manu militari de ce qui était jusqu’à lors notre foyer. Qu’aurais-je donc bien pu faire ? Sacrifice, tendresse, dévouement, fourniture gratuite d’anxiolytiques, j’ai déployé sans ménagement toutes les ressources que mon âme recèle, et il semble bien que tout cela fut en vain. L’homme a beau s’échiner : pour construire un couple, il faut être deux, et Clémence, manifestement, durant ces six mois de vie commune, avait en tête d’autres priorités. Doit-on l’en blâmer ? Nous vivons une époque où malheureusement l’individuel prime sur le collectif, où la lutte pour la survie est sans pitié et Clémence a eu sans doute raison, dussé-je en subir les conséquences, de penser avant tout à elle et à sa carrière. Je vis maintenant avec Rose, une vieille femme qui, au crépuscule de sa vie, et alors qu’elle vient d’être lâchement abandonnée par un mari stupreux et vicelard ayant préféré partir dépenser sa pension dans les lupanars dorés des pays pauvres plutôt que de s’occuper d’une femme qui lui avait dévoué sa vie, a besoin de voir les maigres années qui lui restent à vivre illuminées par le néon de l’amour et de la tendresse. Et je serai là, à n’en pas douter, pour lui offrir cette félicité, en dépit de notre différence d’âge et des sacrifices que cela implique pour moi en matière d’érotisme.
Las. Toutes ces questions m’empêchent de trouver le sommeil. Rose dort. Son odeur est forte, mêlée au parfum de lavande qui imprègne les draps, et si mes oreilles sont à l’abri, le nez, lui, subit toutes ces attaques de plein fouet. La couette est épaisse, Rose éperdument collée contre moi. Devant mes yeux, la tapisserie de la cloison, vers laquelle je me suis tourné. J’ai chaud, et le bandeau anti transpiration boit les gouttes épaisses qui roulent depuis mon front.
Rose s’est réveillée à 7 heures dans un raclement de gorge, la pièce plongée dans l’obscurité dégageait une sombre odeur de rémoulade et quand Rose, l’haleine chargée, s’est mise instinctivement à chercher mes lèvres de sa bouche odorante, j’ai réalisé soudain, d’une pensée acérée comme une flèche, ce que représentait au jour le jour la compagnie d’une femme de plus de soixante ans. Il y a entre nous une grande différence d’âge, je ne dois pas le nier, et c’est vrai que jusqu’ici je n’avais vu Rose que pomponnée et dans ses plus beaux atours – je suis passé d’un seul coup de la salle aux cuisines, et c’est sûrement normal que je sois choqué. Rose au sortir de la salle de bain était dans un état plus conforme à ce que je connaissais d’elle, et elle n’a cessé pendant le petit déjeuner de s’agiter de droite et de gauche entre la gazinière et le frigo, apportant tartines, jambon et confiture du marché aux gros fruits mous gorgés de sucre, tandis que je serrais les dents en contemplant d’un œil vague la pluie qui battait sur les vitres. Elle passait parfois une main timide sur mon épaule ou sur ma main au gré de ses déplacements et j’ai répondu à ses marques d’affection en toussant, car l’odeur du jambon grillé, mêlée aux cosmétiques de Rose, dont elle avait répandu une couche épaisse sur son visage, se mariait mal avec l’aérosol aux senteurs de plantes naturelles qu’elle utilise pour les toilettes, qui jouxtent immédiatement la pièce à manger. J’avais de fait du mal à répondre à ses questions, et j’ai ponctué mon alimentation de hoquets douloureux pour expliquer ma réticence à parler. Elle a vite compris que je n’étais pas encore bien réveillé et s’est mise à manger elle aussi, de bel appétit, en retroussant les lèvres pour ne pas tacher les mets de cosmétique, et nous sommes restés un long moment assis tous les deux, à prendre doucement nos marques dans cette nouvelle histoire d’amour qui fracassait nos vies, écoutant d’une oreille distraite les rires et les éclats de voix qui s’échappaient du poste de radio.
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