Entretien avec Cathy Jurado-Lécina (1/2)
À l’occasion de la parution de son premier roman, Nous tous sommes innocents, Cathy Jurado-Lécina a accepté de répondre à quelques questions. Dans cette première partie, elle nous en dit plus sur l’écriture de son premier roman.
Comment est né Nous tous sommes innocents ? Qu’est-ce qui t’a poussée à écrire ce texte ?
Une rencontre. Celle de l’éditeur et maître typographe Jean-Claude Bernard (Éditions Encre & Lumière) qui a publié des photos du Plancher de Jeannot, accompagnées d’un texte de Guy Roux – le psychiatre passionné d’art brut qui a découvert le plancher et l’a révélé. Après avoir lu ce texte, j’ai été hantée par Jeannot. Il visitait mes rêves, j’y pensais sans arrêt. Je le voyais graver le bois, dans l’ombre. Il était comme ces âmes sans repos, aux portes du monde des morts, dont parlent les mythes. J’ai éprouvé le besoin de lui donner un lieu où reposer, c’est-à-dire un texte. Écrire Jeannot, c’était comme le saluer, lui donner la parole, le libérer du silence et de l’oubli pour qu’il vive enfin sa vie d’outre-monde. Il le fallait. Pour moi aussi, sinon je ne m’en serais pas libérée, il réclamait en moi cette vie dans les mots. En tout cas, c’est ainsi que je l’ai senti ! Je lui ai donné ma voix.
En réalité, je crois que son histoire a fait écho à une question qui me traverse depuis toujours : celle de ce qu’on a coutume d’appeler folie. De ce qui défie la raison, en efface les contours et menace ses frontières. J’ai toujours pensé que l’écriture avait quelque chose à voir, de très près, avec la folie. Et l’histoire de Jeannot, c’était cette question, de savoir ce qu’il faut faire de cette folie, comment la vivre, comment la cerner. En lisant son histoire, on peut se dire que c’est le malheur qui rend fou Jeannot, le malheur de ne pas pouvoir écrire, de ne pas pouvoir aimer, de ne pas pouvoir être. Mais quelque part, il est déjà fou de vouloir écrire. Il a en lui cette déraison, qui défie les règles. C’est cela qui finit par s’exprimer, à travers lui ou au-delà de lui, lorsqu’il grave le plancher. Cette force, cette tempête intérieure qui est celle de l’art. Dans le dénuement et le désespoir, alors que tout est mort en lui ou va sombrer, un homme simple et faible choisit comme dernier geste, au moment de disparaître, de graver un texte sur son plancher. Pour moi, c’est une parabole. Cette histoire dit tout du chemin de l’artiste.
Comment décrirais-tu Nous tous sommes innocents pour les lecteurs qui n’ont pas encore lu le livre ?
Je dirais que c’est une parabole, justement. Un destin qui ressemble à nos vies, interroge leur cheminement depuis le désir jusqu’à la mort. J’ai conçu le récit comme une tragédie antique, en cinq actes, pour explorer l’existence comme une pièce de théâtre. Dans la scène d’exposition, au tout début, on peut penser que tout est possible, que le désir de vivre, de devenir, va trouver un chemin. Et puis le monde et les hommes parlent, et le désir est broyé. Il n’y a pas de doute là-dessus ; la seule question est de savoir comment il sera broyé, jusqu’où nos existences peuvent être déchirées. Cela peut paraître très noir, mais j’ai cherché la vérité humaine en Jeannot. J’ai cherché comment l’on peut vivre la tragédie simplement comme un homme, au milieu de la société des autres hommes, sans dieu pour nous sauver. Je crois que l’on peut dire que Nous tous sommes innocents est un chant d’amour, qui célèbre l’Homme.
Lorsque je parle de Nous tous sommes innocents, on me répond parfois que le roman semble très sombre et pourrait un peu effrayer, voire rebuter les lecteurs, qui rechercheraient des lectures plus légères ; pour ma part, j’aime quand la lecture d’un roman ne me laisse pas indemne, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Que répondrais-tu à une telle remarque ?
Je pense aussi que les livres doivent plonger en nous profondément. La littérature n’est pas une distraction, à proprement parler, comme les autres. Le fait qu’elle nous distraie n’est qu’un effet secondaire de l’activité de lecture. Mais j’attends précisément d’un livre qu’il ne me distraie pas de l’essentiel, qu’au contraire il approfondisse les questions qui me taraudent. D’ailleurs, ce qui est sombre, n’est-ce pas le destin de Jeannot ? Ce n’est pas la littérature qui est dure, c’est la vie ! Nous tous sommes innocents reflète cela : la volonté de donner aux mots leur fonction véritable: une sorte de cri, propre à l’homme, pour dire la peur, la culpabilité, la mort, le désespoir, et surtout le désir, au-delà de toute douleur. Que nous reste-t-il comme consolation face à notre destin d’hommes, si ce n’est la littérature, la beauté, pour bercer notre chagrin et nos solitudes ? Dans certaines tribus, on chante pour se consoler de la perte d’un être cher. Dans la tragédie antique, le chœur vient souligner la fatalité qui s’acharne sur les héros. C’est cela la littérature, je crois : un chant de douleur et de vie, parfois brutal.
Mais Nous tous sommes innocents n’est pas seulement un récit sombre. En tout cas je l’espère. Le lecteur y trouvera de grandes plages lumineuses. Celles de l’amour, celles de la libération par la beauté et l’acte d’écrire.
Je sais que plusieurs romans t’ont inspirée lors de l’écriture de Nous tous sommes innocents, mais as-tu également été inspirée par certains films ? Quelles furent tes sources d’inspiration, et de quelles œuvres rapprocherais-tu Nous tous sommes innocents ?
Oui, c’est vrai que ce livre a des liens importants avec le cinéma. J’ai écrit certaines scènes du récit avec, en tête, des images très claires et presque cinématographiques. Une sorte de petit film intérieur. Et puis j’ai pensé au magnifique film de Martin Provost sur Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis. La question de l’art brut et du statut de l’artiste, de ses rapports avec la folie y sont traités de manière magistrale. Yolande Moreau, qui joue le rôle principal, est bouleversante, et fait écho en moi à Jeannot.
Camille Claudel a aussi nourri mon travail. J’admire beaucoup le film que lui a consacré Bruno Dumont, parce que c’est une œuvre silencieuse, sauvage, douloureuse, qui approche l’artiste avec une grande délicatesse.
Nous tous sommes innocents est ton premier roman, mais tu as écrit et publié des nouvelles et de la poésie auparavant : comment qualifierais-tu cette évolution dans ton parcours d’écrivain ?
J’ai toujours eu le fantasme d’écrire un roman, tout en étant paralysée par ce que je considère comme le genre le plus difficile. Il demande une grande endurance, une patience à toute épreuve, de la constance. Toutes qualités dont je suis parfaitement dénuée. Alors j’ai continué à écrire de la poésie, quelques nouvelles. Peut-être une manière d’apprivoiser le « grand genre » par des voies détournées ? Pourtant, quand je regarde ce parcours, j’y vois une grande cohérence. Parce que la forme d’écriture que j’ai voulue pour Nous tous sommes innocents a quelque chose à voir avec une forme de poésie brute. C’est une langue simple, qui colle au monde de Jeannot et à sa violence. Finalement, je crois que je rêverais d’un roman absolu, un livre total, qui aurait digéré les autres genres, la poésie et le théâtre, et mêmes les autres arts : un texte cinématographique, un roman musical, un roman à la pâte épaisse comme un tableau, un roman au corps chorégraphique… Une folie, non ?
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