Pouvoirs de l’imaginaire
En octobre, c’est le Mois de l’imaginaire
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Ce que l’imaginaire signifie pour nous
« En octobre, ce sera le Mois de l’imaginaire. Depuis quelques années, les éditrices et éditeurs de l’imaginaire, rejoints par des libraires, des bibliothécaires, des blogs, des journalistes, célèbrent les littératures de l’imaginaire – expression récente pour désigner trois genres littéraires : la science-fiction, la fantasy et le fantastique. Et, chaque année, nous choisissons un thème comme point d’entrée dans ces continents littéraires. Cette année, le thème est « pouvoirs ».
La littérature de l’imaginaire se définit souvent négativement, comme ce qui n’est pas de la littérature générale. Mais si on remonte deux cents ans en arrière, quand John Polidori (1795-1821), ancien médecin et secrétaire de Lord Byron, publie, le 1er avril 1819, Le Vampyre, cette nouvelle qui invente la figure du vampire moderne, allégorie du monstre qui sommeille en nous, il fait œuvre d’écrivain. A cette époque, la littérature est indivisible. Il n’y a pas de littérature de l’imaginaire, ou de littérature générale. Et le texte de Polidori est déjà une réflexion sur le pouvoir, une critique autant qu’une admiration de celui-ci : le vampire est un aristocrate, beau, élégant, puissant qui tire sa force du sang qu’il suce aux autres. Face à ce monstre, on ne peut vouloir que deux choses : le détruire, ou l’imiter.
Mais la place de la littérature, à l’époque romantique, n’est pas la même qu’à notre époque : une partie de la population est analphabète, une autre partie est illettrée, le marché du livre est réduit, un livre est un succès quand il est lu par quelques milliers de personnes. Dans les années qui suivent, l’alphabétisation progresse, l’illettrisme recule, l’édition se développe comme la presse. Mais cela n’est pas sans effets esthétiques, c’est-à-dire, sur la manière dont on écrit. Ainsi, le grand écrivain américain, Nathaniel Hawthorne (1804-1864), d’abord encensé, semble attaqué pour son usage des allégories, ou de la métaphore : la culture littéraire est perçue comme un obstacle pour accéder aux lettres et à la littérature. En effet, une partie sans cesse croissante de la population sait lire, mais reste peu lettrée – et surtout, elle lit principalement la presse. En conséquence, de nombreux écrivains se retrouvent à inventer une forme de littérature de l’immédiat, une littérature qui ne nécessite plus une culture préalable, une littérature qui ne fait pas référence à des choses imaginaires. C’est la naissance d’une littérature réaliste, voire naturaliste. On assiste là encore à des jeux de pouvoir. La littérature réaliste prend le pouvoir, renversant une littérature irréaliste qui est perçu comme aristocratique.
Mais la littérature allégorique va contre-attaquer de manière diffuse, et la littérature de l’imaginaire va s’affirmer non plus comme une pratique réactionnaire, mais, au contraire, une entreprise politiquement révolutionnaire. Ainsi, William Morris (1834-1896), peintre, architecte d’intérieur, designer textile, fonde en 1884 un parti communiste en Angleterre qu’il abandonne en 1890 : le parti est tiraillé entre un courant anarchiste et un courant parlementariste. Morris a déjà tenté de diffuser ses idées communistes libertaires dans plusieurs romans dont Un rêve de John Ball et Nouvelles de nulle part. Mais c’est après sa retraite de l’activisme qu’il mesure combien la littérature naturaliste échoue à toucher les masses laborieuses. Il transpose alors sa réflexion esthétique générale (tout objet dans un intérieur doit être beau et utile) à l’exercice de la littérature. Il redonne à la métaphore ses pouvoirs et invente des romans de chevalerie, pour partie inspirés de Walter Scott (1771-1832), où la magie et le fantastique s’invitent.
Depuis, littérature générale et littérature de l’imaginaire se partagent le pouvoir. La littérature de l’imaginaire est souvent perçue comme une littérature de pur divertissement, une distraction de gens peu sérieux – comme le note la romancière américaine Ursula K. Le Guin (1929-2018) dans ses essais. Mais à l’inverse, la littérature générale s’est tellement imposée comme la littérature des gens sérieux qu’on peut parfois lui faire le reproche d’être, elle, la littérature de l’impuissance fabriquée. Non pas une littérature qui redonne du pouvoir à ses lectrices et lecteurs, mais une littérature qui leur dit, le monde est tel, il faut l’accepter – la littérature sert à nous consoler de ce monde.
A l’inverse, la littérature de l’imaginaire continue d’être une littérature de l’espoir, du possible, de l’insurrection. Ainsi, le plus grand roman de science-fiction du vingtième siècle, ou, du moins, le plus célèbre, Dune, de l’Américain Frank Herbert (1920-1986), écrit après la Deuxième guerre mondiale, est un appel à tout individu, une mise en garde, sur la nécessité de se méfier des leaders charismatiques. Et quand elle n’assène pas un message, la littérature de l’imaginaire conserve la capacité de nous déstabiliser, comme dans La main gauche des ténèbres d’Ursula K. Le Guin, où sont explorées les conséquences de cette expérience de pensée : que serait une humanité où notre genre changerait régulièrement ? Comment les pouvoirs se repartiraient s’il n’existait ni sexe fort, ni sexe faible ?
Cet effort de création de monde est souvent associé aux littératures de l’imaginaire – et l’écrivain Charles Yu (1976 -) souligne qu’en tant que lecteur, c’est le principal attrait qu’il trouve à l’écriture et la lecture, traiter son lecteur comme son égal, lui donner un jeu, avec des règles et l’associer au développement de ce monde, en laissant juste assez de vide, pour que l’imagination du lecteur s’embraque dans le texte. En fait, toute œuvre littéraire fait cet effort de création d’un monde : même dans la littérature générale, c’est un trait des vraies œuvres. Simplement, cette visée, d’accidentelle dans la littérature générale, reste essentielle dans les littératures de l’imaginaire, car elle flatte l’enfant qui est en nous, sa capacité à jouer, qui est en fait sa capacité à pouvoir et vouloir. Pour reprendre les mots d’Ursula Le Guin, grandir, ce n’est pas tuer l’enfant qui est en nous, mais l’aider à survivre, afin de conserver l’instinct de curiosité, d’émerveillement, sans lequel il n’y a pas d’espoir, pas d’action, pas de pouvoir sur le cours des choses.
En cela, les littératures de l’imaginaire, de nos jours, ne sont pas infantiles, mais enfantines, elles peuvent nous redonner du pouvoir. Elles ne nous endorment pas en nous distrayant, mais ne nous éloignent du réel que pour nous y ramener. Que ce soit Jean-Luc d’Asciano qui, dans son Tamanoir, règle son compte à la corruption politique. Que ce soit Rivers Solomon qui montre le poids terrible de l’esclavage des Noires et Noirs sur la conscience humaine. Que ce soit Gilberto Villarroel qui, dans son Cochrane vs Cthulhu, nous rappelle que les humains devraient moins s’épuiser à s’entre-tuer et davantage s’associer pour lutter ensemble contre le péril mortel qui les menace tous. Que ce soit Adrien Pauchet qui, dans son Désert noir, nous rappelle que tout ce à quoi nous croyons, cette société qui nous entoure, est un décor de carton qui peut s’affaisser. Ou que ce soit, enfin, Claire Duvivier qui, dans son Long voyage, nous fait sentir que le vrai pouvoir, ce n’est pas d’être un puissant de ce monde, mais de ne pas se laisser vaincre par l’existence.
Ainsi, à l’occasion du Mois de l’imaginaire, je ne peux que vous recommander de lire tous ces romans, qui nous rappellent qu’il faut se méfier des puissants, que le plus grand des pouvoirs, c’est la maîtrise de soi, que nous devons chacun chacune travailler à fabriquer la puissance des autres, et qu’il y a de la puissance dans l’entraide. Comme disait William Morris : fellowship is life. »
Auteurs cités et disponibles au catalogue des forges de Vulcain :
- John Polidori
- Nathaniel Hawthorne
- William Morris
- Ursula K. Le Guin
- Charles Yu
- Jean-Luc A. d’Asciano
- Rivers Solomon
- Gilberto Villarroel
- Adrien Pauchet
- Claire Duvivier
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