Réponse d’Antoine Bargel au critique anonyme de la Pall Mall Gazette
Suite à la critique d' »Un rêve de John Ball » de William Morris publiée en 1888 dans la Pall Mall Gazette et hier sur ce site, Antoine Bargel, directeur du domaine étranger de la collection Littératures, nous a demandé un droit de réponse. Malgré l’expiration des délais habituels en la matière, nous sommes heureux de publier cette réponse ci-dessous.
La critique objet du débat est disponible sur cette page : http://www.auxforgesdevulcain.fr/actualites/article/une-critique-d-un-reve-de-john
Cher Monsieur de la Pall Mall Gazette,
L’on ne répond point d’ordinaire aux anonymes ; mais la distance qui dans l’univers temporel nous sépare nous rapproche dans l’univers des livres. Vous n’aimez pas Un rêve de John Ball, le livre de votre contemporain William Morris dont j’édite aujourd’hui la traduction française aux éditions Aux Forges de Vulcain. Ou plutôt, vous saluez le génie divin du poète lorsqu’il dépeint les chemins et les haies du Kent, mais déplorez qu’à la fable médiévale et gracieuse s’ajoute « un exposé d’histoire économique d’une point de vue socialiste ». Car, assénez-vous, « le roman est délicieux, mais la conférence est banale ». Banale, Monsieur ? Souffrez qu’avec vous j’en débatte ! Et ne craignez point de gagner l’argument par mégarde ; j’aurai raison à tous les coups, car je possède sur vous un avantage considérable : je suis la Postérité.
Vous trouvez cet avantage injuste ? Eh, que vous empêchait, Monsieur, avant d’écrire votre critique ainsi à la légère, d’imiter le narrateur du livre et de vous rêver à votre tour voyageant dans le temps ? Le rêveur de Morris revient cinq siècles en arrière, vous pouviez bien avancer d’un peu plus d’un siècle : vous auriez ainsi, sans même avoir recours à l’hypnose, pu jeter « un regard en arrière » (comme dans le roman d’Edward Bellamy, Looking Backward : 2000-1887, paru à Boston il y a deux mois pour vous, à paraître bientôt en traduction française aux éditions Aux Forges de Vulcain) et mieux saisir les enjeux dudit « point de vue socialiste » ! Quant à moi, je ne saurais comme vous faire abstraction de l’histoire. On a des responsabilités, Monsieur, dans le monde des lettres. Il faut penser avec les cadavres.
Nous sommes une génération qui hérite, Monsieur de 1888, vous le sauriez si vous sortiez un peu de chez vous, d’un paysage où les idées communistes sont couvertes ici « d’une fine couche de poussière », là « d’une épaisse mousse », ailleurs encore de chair humaine en putréfaction. Le siècle qui nous sépare a vu un débat de théorie économique très, très mal tourner. C’est peut-être injuste (mais envers qui cette injustice, vous dont l’histoire rend la critique obsolète, moi qui n’ai pu étant jeune me faire appeler « camarade » ?), mais cette réalité conditionne, inévitablement, la postérité littéraire d’Un rêve de John Ball. Oui, vous avez déjà perdu le débat.
Pour nous, lecteurs de 2012, ce livre permet certes de renouer avec une pensée socialiste innocente des crimes qui nous accablent, et que l’on retrouve ailleurs dans l’œuvre de William Morris, dans le livre d’Edward Bellamy déjà cité, ainsi que dans l’essai d’Oscar Wilde, L’âme humaine et le socialisme, dont je vous recommande, Monsieur, la lecture lorsqu’il paraîtra en 1891. Mais il nous apporte aussi beaucoup davantage : par ce trait de génie (le génie n’est plus dans les haies, Monsieur de la Pall Mall Gazette, il est dans la présentation des faits) qui consiste à faire dialoguer un socialiste de 1880 et un prêtre rebelle de 1381, Morris ouvre des horizons temporels qui se prolongent jusqu’à nous. A l’homme qui va mourir d’avoir lutté pour la justice, un homme du futur vient apporter ce douteux réconfort : oui, les hommes du futur lutteront toujours pour votre cause ; mais cela veut dire que vous aurez échoué, que votre martyre prochain ne va rien changer. Face à l’échafaud, quelle accablante annonce ! Et pourtant, il en ressort un espoir, une foi renouvelée dans la justesse de ce combat qui fait vibrer à travers siècles le cœur des hommes. Lecteurs du futur, nous sommes témoins de ce dialogue : de cette impuissance, de ce néant, de ce renouveau. Combien alors plus universel nous apparaît cet idéal de justice que les divers oripeaux dont l’affuble l’histoire ! Les déviations les plus meurtrières, les aberrations les plus paradoxales ne sont pas du même ordre, ne sauraient affecter ce que nous retrouvons dans le récit de Morris : la source pure d’une révolte juste, le désir d’un vivre-ensemble solidaire.
Certes, il ne s’agit pas d’oublier nos leçons d’histoire, nos exposés d’économie. Il y a des termes qu’il faut changer : celui de « communiste » n’est plus depuis longtemps synonyme de « justice », celui de « socialiste » a perdu tout son sens. Une fois retrouvé le sentiment de la révolte juste, il faut aussi réfléchir : les exposés de William Morris n’ont de valeur qu’abordés de manière critique. Il faut en les lisant prendre en compte ce que l’histoire nous apprend, mais oser aussi y puiser des idées à la fois vieilles et nouvelles et par là propres à nous inspirer. On supporte ainsi très bien qu’au roman se mêle un peu la conférence, qu’au sentiment s’ajoute la réflexion. Divertir et instruire, émouvoir et faire réfléchir, ne conviendrez-vous pas, cher Monsieur, que c’est la double mission de la littérature ? D’autres plus anciens que vous l’ont dit, et leur force à la mienne ajoutée… — je vous avais prévenu que la lutte serait inéquitable !
Ne m’en veuillez pas. J’ai trouvé votre article somme toute très stimulant – et il fallait bien que vous critiquiez quelque chose. Personne n’aime d’un censeur anonyme qu’il soit trop obséquieux. Quant à moi, je signe en vous saluant, confrère des temps passés, et en me félicitant de ce fécond débat d’idées : lorsqu’Adam bêchait et Eve filait, qui était alors le critique littéraire ?
Veuillez etc.
Antoine Bargel
Le livre objet du débat est disponible sur cette page :
http://www.auxforgesdevulcain.fr/boutique/litteratures/article/un-reve-de-john-ball-de-william
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