Une lecture d’ »Un rêve de John Ball » par Thomas Fabre, économiste critique
Thomas Fabre, économiste critique et auteur de « L’essentiel pour comprendre l’économie » (Ellipses, 2012), nous livre son analyse d' »Un rêve de John Ball » de William Morris.
« Un rêve de John BALL » ou les métamorphoses de la servitude
William Morris, écrivain socialiste (il est co-fondateur de la Socialist League en 1884) militant dans l’Angleterre victorienne finissante, emmène le lecteur dans un voyage onirique au pays de John Ball, prédicateur anglais de la fin du 14ème siècle ayant-réellement-existé, meneur charismatique d’une révolte paysanne contre le servage qui échoua dans le sang.
On pourra être séduit par la concision et la poésie avec lesquelles l’auteur-narrateur, en position de devin, dialogue avec le « prêtre socialiste » Ball de la transformation historique de la lutte des classes.
Une lecture marxienne ne manquera pas de noter combien Morris insiste sur le rôle des facteurs « matériels » à l’origine de l’exploitation capitaliste, à la manière du penseur allemand lorsqu’il parlait avec compère Engels de l’ « armée industrielle de réserve » : « Il y aura toujours plus de travailleurs que les maîtres n’en pourront employer, de sorte que les hommes lutteront furieusement pour la permission de travailler ; que l’un dise, je vendrai mes heures à tel et tel prix, l’autre dira, et moi pour moins que ça ; de sorte que les seigneurs trouveront toujours des esclaves prêts à travailler, tandis que bien souvent, les esclaves ne trouveront pas de seigneurs prêts à les acheter. »
John Ball, l’écoutant, demeure incrédule. Son interlocuteur vient de lui révéler, comme promesse d’un nouvel Eden, les extraordinaires « progrès techniques » qui adviendront cinq siècles à sa suite… Pour aussitôt le faire déchanter, en lui apprenant que de nouveaux maîtres maintiendront, grâce au mécanisme de la mise en concurrence des travailleurs, des masses entières dans le dénuement.
Ball demande alors pourquoi les opprimés continueront de se laisser duper, s’ils croiront en la fausse liberté du capitalisme industriel.
Et Morris de lui répondre : « Je te dis maintenant que dans les temps à venir les pauvres pourront devenir des seigneurs, des maîtres et des fainéants ; et on verra souvent la chose se produire ; et pour cette raison précisément, ils ne verront rien des vols que leur font subir les autres, car ils vivront, de toute leur âme, dans l’espoir d’être un jour capables de voler les autres à leur tour : et voilà qui assurera le maintien des lois et des règles dans ces temps lointains. »
Le facteur « idéel » à l’oeuvre sera donc celui de la « société ouverte », prétendument juste parce qu’autorisant quelque mobilité sociale, ascendante comme descendante. Une société foncièrement individualiste, autrement dit dans laquelle tous, même les humiliés, se penseront d’abord comme des individus cherchant à tirer leur épingle du jeu de la concurrence, non comme les membres de la « compagnie des hommes » chère à John Ball. L’imaginaire de l’ascenseur social, auquel la révolution néolibérale redonnera tout son lustre, constitue lui aussi un puissant dérivatif des luttes collectives.
Morris opère ainsi, en filigrane, une lecture dialectique de la lutte des classes depuis la révolte des paysans anglais jusqu’à l’avènement du prolétariat industriel, mettant au jour les ruses de l’histoire qui conduisent à chambouler le mode de soumission féodal en le « libéralisant » : il faut s’évertuer, en régime capitaliste, à faire croire aux démunis qu’ils sont libres et responsables de leur maux. Ce livre est de ceux qui rappellent qu’une conscience claire des rouages de la servitude est condition nécessaire, bien qu’insuffisante, de la révolte.
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