Ceci est la transcription d'un entretien avec Rodolphe Casso, à l'occasion de la sortie de son nouveau roman, Sortir du rang, qui paraîtra le prochain 7 mars 2025. L'audio original de cet entretien est disponible sur SoundCloud, et autres plateformes de podcast.

 

À l'approche de la sortie de son nouveau roman, SORTIR DU RANG, le romancier Rodolphe Casso répond aux questions de son éditeur, David Meulemans, sur ce roman où se mêle écologie, insurrection, polar, course-poursuite, humour, violence, hommage à la Résistance, et passion pour la Catalogne française ! Un entretien de feu.

 

David Meulemans : Bonjour, nous sommes le vendredi 22 février 2025. Vous écoutez le podcast des éditions Aux forges de Vulcain. Je suis David Meulemans, éditeur aux éditions Aux forges de Vulcain et je reçois aujourd'hui Rodolphe Casso.

Rodolphe Casso : Bonjour.

David Meulemans : Bonjour Rodolphe et nous sommes accompagnés dans l'enregistrement de cette première émission de l'année par Pauline Garcia et... Alejandro ! Non, non ! Continuons à enregistrer comme ça, les gens sauront quel monstre je suis, qui au bout de trois ans est capable d'écorcher le nom de son collaborateur au quotidien. Donc Alejandro Nieto Ferrer, ou Ferrer Nieto. Alejandro Ferrer Nieto. Voilà. Pauline et Alejandro ne parleront pas parce qu'on n'a que deux micros suite à une réduction budgétaire. Une autre manière de faire de la politique : dire c'est une réduction budgétaire. Mais si on rejoint Rodolphe aujourd'hui, c 'est parce que dans quelques jours, le vendredi 7 mars 2025, son nouveau roman, Sortir du rang, sort. C'est ton quatrième roman. Tu nous rappelles quels étaient tes premiers romans ?

Rodolphe Casso : Alors PariZ ou Paris Z, on n’a toujours pas décidé comment le prononcer, en 2016, aux éditions Critic. Nécropolitains, en 2019, toujours chez Critic. Et puis en juin 2023, Le dernier jour du Tourbillon, ici même, aux forges. Et donc tu l'as dit, Sortir du rang, bientôt, en mars, toujours ici, aux forges.

David Meulemans : Sortir du rang, alors... Dans ces podcasts, on évite de faire de la promotion pure. Aussi parce que je pense que souvent, quand un roman est très bon, ce n'est pas la peine de créer un discours qui se substitue à ce roman. Et c'est difficile de le résumer parfois. Ton roman, on va quand même dire de quoi il parle. C'est l'histoire d'une jeune femme.

Rodolphe Casso : Oui, c'est une jeune femme qui travaille pour une multinationale, qui tombe de manière assez classique sur quelque chose sur lequel elle n'aurait pas dû tomber. Et qui, sans trop se rendre compte, devient une lanceuse d'alerte et récupère les documents compromettants pour son entreprise. Elle est très vite repérée parce qu'elle est un peu maladroit et ne se rend pas compte que l'entreprise pour laquelle elle travaille est extrêmement, comment dire, armée, dans tous les sens du terme. Et donc, ils lui donnent la chasse. Comme elle est d'origine espagnole, elle décide de disparaître de la circulation et de gagner l'Espagne où elle pense qu'elle aura plus  'appui et peut -être plus de chances de disparaître. En tout cas, de faire passer le message qu'elle veut faire passer. Dans l'intervalle, sa corporation lui a collé des sicaires aux trousses, des hommes de main qui essaient de la retrouver. Ils ne savent pas trop où elle est et comme ils ont des moyens technologiques et de renseignement, petit à petit, ils commencent à la tracer. Elle va essayer de traverser les Pyrénées à pied pour gagner l'Espagne, pour disparaître, un peu comme une ombre. Elle va tomber sur un personnage très bizarre, très étrange, un ermite qui vit dans un bunker au milieu des ruines d'une ancienne colonie minière du siècle dernier qui est abandonée. Il a décidé de se couper totalement du monde et essaie de gérer sa folie seul avec son chien. C'est un survivaliste, en fait. Et donc, au milieu de la montagne, ils vont se rencontrer. Ce qui est pas mal quand on cherche à se cacher, de tomber sur un survivaliste qui vit au milieu de nulle part, voilà.

David Meulemans : Ça aurait pu s'appeler "La lanceuse d'alerte et le survivaliste".

Rodolphe Casso : Oui, mais on n'était pas sur un créneau romance. Très peu de sexe dans cette histoire, désolé.

David Meulemans : En fait, aux forges, on a un quota de non-sexe.

Rodolphe Casso : Je sais que tu n'aimes pas trop ça. C'est pas que tu n'aimes pas le sexe. C'est que tu n'aimes pas les scènes de sexe, dans la littérature.

David Meulemans : On a encore quelques minutes de podcast. Si le podcast commence comme ça, ça va être... J'ai décidé de parler d'un truc un peu plus sexy, comme d 'habitude. On fait parler notre invité d'autre chose que de son roman, mais on s'appuie un peu sur le roman et je ne donne pas les questions à l'avance. Tu parlais de la Défense. Or, tu es journaliste et tu travailles ces jours-ci sur l'urbanisme.

Rodolphe Casso : Tout à fait.

David Meulemans : Qu'est-ce que ton expérience de l'urbanisme t'as appris sur la Défense ?

Rodolphe Casso : Sur la Défense ? J'ai un exemple très récent.

David Meulemans : Ah bon ? Alors là, je pensais vraiment te faire chuter sur cette question.

Rodolphe Casso : Pas du tout. Au contraire, j'ai plein de trucs à dire. La Défense, déjà, à titre personnel, je trouve que ces endroits sont devenus totalement anachroniques. Ces grandes dalles de tours qui sont des symboles de puissance. Là, c'est vraiment personnel, mais je trouve que ça ne rime pas grand-chose aujourd'hui.

David Meulemans : Mais cela dit, je ne sais pas si tu as vu, mais dans le journal Le Monde, la semaine dernière, il y avait un article qui disait que la Défense, c'est mort. C'est-à-dire que le taux d'occupation s'effondre...

Rodolphe Casso : Oui, le problème, c'est qu'en plus de ça, en France, et surtout en Île-de-France, t'as un problème de vacance de bureau, dont le taux est supérieur à 10%. Tu vois, j'ai travaillé avant de venir. Donc, l'immobilier de bureaux est en train de s'effondrer si bien qu'on essaye de transformer ça en logement. Il y a une loi qui est en train d'essayer de passer pour qu'on puisse plus facilement faire des logements avec des immobiliers de bureaux. Donc, effectivement, le modèle de la Défense est un peu en péril. C'est un endroit qui, pour moi, est un peu anachronique. Ça reste un peu médiéval, d'ériger une tour pour montrer sa puissance. Ça, c'est l 'aspect personnel. Aspect professionnel, je suis allé récemment à la Défense avec une partenaire qui nous a fait découvrir une cantine solidaire. J'ai rencontré la directrice de cette cantine solidaire qui m'expliquait qu'il y a des centaines de personnes qui vivent dans les sous-sols de la défense, des SDF, et c’est un endroit où beaucoup de SDF qui, comme à la grande époque des Halles, viennent se réfugier parce qu'il y a plein d'endroits où se planquer, où mettre ses affaires, etc. Et donc, il y a un tissu de solidarité qui existe, qui s'est constitué ces dernières années et qui en plus contraste énormément avec la richesse et la puissance démonstrative de la Défense. C'est un endroit qui est beaucoup plus complexe et beaucoup plus intéressant que ce que j'imaginais au départ.

David Meulemans : Il y a une question que je veux aborder depuis 25 ans et que je n 'ai jamais eu l'occasion d'aborder publiquement.

Rodolphe Casso : Allons-y, je suis prêt.

David Meulemans : Quand j'étais étudiant, je faisais de l'accueil de jour pour SDF, dans une association. C'est très intéressant parce qu'une fois qu'on a fait ça, on est gêné par la représentation dans la conversation collective de la question SDF. En fait, la question SDF est souvent traitée sous l'angle de l'identification. C'est-à-dire, moi, en tant qu'individu bien intégré dans la société, dès qu'il fait froid, j'ai froid. Et donc, je ne m'intéresse aux SDF que quand il fait très froid. Donc, il va y avoir un ou deux jours dans l'année où on va parler vraiment des SDF.

Rodolphe Casso : Quand il y en a qui meurent ?

David Meulemans : Non, justement, parce que le moment où le plus grand nombre de SDF meurent, c'est généralement pendant le mois d'octobre, pas le mois le plus froid. Ce qui se passe, c'est que pendant l'été, les associations qui reposent beaucoup sur des bénévoles vont fermer de manière temporaire parce que beaucoup de bénévoles sont en vacances. Beaucoup de SDF se trouvent sans solution de logement ou d'accompagnement, sont un peu affaiblis à la dérive, leur corps est abîmé. C'est quand il y a une toute petite baisse de température qu'elle peut être mortelle pour eux. Et c'est en octobre. Si ça intéresse nos auditeurices, il y a un collectif qui existe depuis 40 ans, je pense, qui s'appelle "Les morts de la rue", qui permet aux disparus de la rue d'avoir des enterrements en bonne et due forme. Mais non, c'est le mois d'octobre. Alors que le mois où on va en parler, c'est généralement le mois de février ou le mois de janvier, le moment des grands froids à Paris. Et alors, j'en viens à ma question. Es -ce que la question du SDF, c'est une question d'urbanisme ? Est-ce que c'est une question dans le journal auquel tu contributes que vous abordez ?

Rodolphe Casso : Moi, je ne l'ai jamais abordée directement dans un article. En revanche, c'est un sujet qui a déjà été traité probablement par la revue pour laquelle je travaille, qui s'appelle la revue Urbanisme, qui a quand même plus de 90 ans. Donc, je pense que cette question a été traitée. J'en suis pratiquement certain, même. Mais oui, pour moi, c'est un sujet. De toute façon, il y a tout un pont dans l'urbanisme qui concerne la santé et la solidarité ou ce qu'on appelle aujourd'hui le "care", chez les Anglo-saxons, qui est une brique du discours de l'urbanisme aujourd'hui. Un exemple: dire qu’il faudrait remettre des bancs pour les personnes âgées, pour leur parcours dans la ville. C'est-à-dire que quand la personne qui a du mal à se déplacer descend en bas pour aller chez l'épicier, au supermarché, chez le médecin, c'est bien de pouvoir avoir des endroits où ces personnes-là peuvent s'asseoir. Ça, c'est la notion de "care". Ou alors, c'est ce qu'on appelle les personnes qui sont aidantes. Par exemple, souvent, c'est encore des femmes qui s'occupent des enfants, des personnes âgées aussi, qui sont infirmières. Toutes ces personnes forment un écosystème sur lequel il faut prévoir des aménagements publics, urbains. Il y a tout un discours. Je pense que le discours du SDF est aussi, même si il est un peu à la marge de ce discours, un sujet urbanistique évident, mais qui est peut-être toujours un peu sous traité. J 'ai déjà assisté à des tables rondes ou à des ateliers où il y avait quand même des associations ou même des startups qui permettaient à des SDF d'avoir un telephone par exemple. Parce que maintenant, les SDF sont quand même un peu équipés en smartphones pour la plupart. C'est un peu leur couteau suisse, d'autant plus que, pour eux, ça peut être une question de survie. Il y a des startups, il y a des associations qui créent des applications où ils vont pouvoir tout de suite avoir des informations sur à quelle heure et à quel endroit il y a une soupe populaire, à quel endroit il y a peut -être de la place d'hébergement, avec qui ils peuvent communiquer pour se donner des tuyaux. J’ai appris ces choses-là dans le cadre de mon métier, de mon travail actuel dans l'urbanisme. Donc oui, les questions de SDF sont peut-être encore un peu à la marge, mais sont quand même intégrées dans cette grande notion de "care" et de solidarité et de santé aussi.

David Meulemans : Mais c'est vrai que moi, je me souviens que ce qui m 'avait frappé, c'est que sur la question du téléphone, par exemple, les bénévoles étaient souvent des personnes âgées qui percevaient le téléphone portable comme une forme de luxe. Et donc, ils étaient, pour certains, choqués que les SDF aient des téléphones portables. J’en avais été étonné. C'était une des premières populations que j'ai vues qui a été massivement équipée de téléphones portables. Pour une raison très simple, c'est que dans les années 2000, la quasi-totalité des services auxquels ils avaient droit se sont déportés sur le téléphone. Par exemple, si tu voulais conserver le RMI, qui est un des ancêtres du RSA...

Rodolphe Casso : Oui, il faut te connecter sur le web. Et comme ils n'ont pas d'ordinateur avec une tour et un écran géant, ils sont bien obligés d'avoir un truc dans la poche...

David Meulemans : C’était très révélateur, parce que ça rejoint la question du logement ou de l'absence de logement. C'est qu 'on voyait que les gens pensent les SDF uniquement en s'identifiant à eux. Mais cette identification se fait sous un mauvais angle. C'est-à-dire, ils se disaient : « Moi, je perçois le téléphone portable comme un truc de luxe, donc je ne comprends pas que quelqu'un de plus nécessiteux que moi puisse avoir un objet de luxe que je me suis refusé pour une raison X ou Y.» Le logement, c'est un peu la même chose. J'y pensais parce que la dernière année où j'ai pu participer à ça, avant que l'édition prenne toute ma vie, on avait eu une conférence de consensus sur la question des SDF en Europe. Et il y a certains pays qui ont basculé sur des systèmes de logements gratuits, intégralement gratuits. Et pendant trois jours, les Français disaient : « C'est pas possible, c'est pas possible en France, le logement gratuit ». Et le dernier jour, je crois que c'était un Écossais qui avait dit : « Mais c'était pas la peine de nous faire traverser l'Europe pour nous dire que la solution qui est évidente et qu'on adopte tous les uns après les autres n'est pas possible ». Et c'est aussi un des mauvais effets de l'identification, c'est que la plupart des gens payent un loyer ou payent les traites d'un achat immobilier et ce n'est pas possible pour eux de se dire qu'il y a des gens qui puissent avoir accès au logement gratuitement. Mais, sauf que, par exemple, les Écossais nous disaient un truc très simple parce que après trois, quatre jours de discussion, ils commençaient à cerner les problèmes français, ils disaient que nous, on allait accepter que les SDF soient dans la rue, mais qu’ils allaient développer des pathologies, donc qu’ils allaient en moyenne faire 22 journées d'hôpital par an en France, qui coûtait à l 'époque autour de 22 000 euros, et ça aurait été moins cher de leur fournir un logement gratuitement. Dans ton œuvre, je me rends compte que dans tes quatre romans, un point commun, c'est ces personnages de marginaux.

Rodolphe Casso : Oui, oui, effectivement. D'ailleurs, dans mon premier roman, PariZ, les héros sont des SDF qui se planquent dans le métro pendant l'apocalypse zombie, mais au-delà de ça, je pense qu’il n’y a pas que des marginaux.

David Meulemans : Ce ne sont pas les seuls personnages.

Rodolphe Casso : Non, non, non, mais il y a toujours des cinglés dans mes bouquins, oui.

David Meulemans : Mais c'est des cinglés souvent démunis, c'est-à-dire que c'est pas des cinglés fortunés pour la plupart.

Rodolphe Casso : Non, non, mais après, c'est pas forcément... Tu vois, dans Le dernier jour du Tourbillon, tu sens que c'est des gens qui sont pas trop argentés, qui sont pas non plus...

David Meulemans : Non, ce ne sont pas des SDF.

Rodolphe Casso : Voilà, c'est des piliers de comptoir. Tu sais pas si... Enfin, certains travaillent, tu t'en doutes, certains, peut-être pas, voilà. Mais leur condition sociale n’est pas forcément liée à un manque d 'argent. C'est plutôt lié à... Comment dire ? Une désocialisation pour chacun ses raisons, voilà, et qui fait qu'ils mutualisent ça dans un seul lieu où ils ont leurs habitudes et ils ont leur vie sociale, le bar, en l'occurrence, le Tourbillon. Mais c'est pas forcément lié à une question de riche ou pauvre, effectivement. Il n'y a pas trop cette notion-là, en tout cas, dans ce bouquin-là. Dans mes bouquins, non. J'ai pas réfléchi à ça. Donc si tu tiens à pas réfléchir, en général, c'est que c'est pas un thème...

David Meulemans : Je sais pas, parce que souvent les écrivains ne savent pas ce qu'ils écrivent eux-mêmes.

Rodolphe Casso : C'est possible, oui.

David Meulemans : Alors c'est là où je me dis que personne ne prendra cette phrase de 7 secondes et l'isolera, voilà.

Rodolphe Casso : C 'était... David Meulemans, éditeur : « Les écrivains ne savent pas ce qu'ils écrivent eux-mêmes» Merci.

David Meulemans : Voilà. Mais ce qui me frappe, c'est que maintenant, tu es journaliste qui travaille sur l'urbanisme. Avant, au moment où tu as écrit tes deux premiers romans, tu ne travaillais pas du tout dans le journalisme de l'urbanisme. Et pourtant, on peut relire tes deux premiers romans comme une préfiguration de quelque chose que tu vas découvrir professionnellement après.

Rodolphe Casso : Ouais, c'est marrant.

David Meulemans : C'est frappant, j'y ai pensé. Ça vient d'où ? Parce qu’avant, tu travaillais où  ?

Rodolphe Casso : Avant, je travaillais pour un magazine de cinéma qui s'appelle Écran Total. C'est à l'adresse des professionnels du cinéma et de l'audiovisuel. Et effectivement, c'est à cette période que j'ai écrit mes deux premiers romans, PariZ et Nécropolitains, qui sont en effet hyper urbains. Pour moi, la motivation de départ, c'était d'écrire des textes post-apocalyptiques dans Paris, qui est la ville où je suis né et où j'ai toujours vécu, même si aujourd'hui, je suis banlieusard, mais bon, on va dire que je suis un Grand-Parisien. Et effectivement, je me suis attaché beaucoup à sélectionner des quartiers de Paris pour des raisons personnelles et aussi narratives, à les décrire de la manière que j'avais envie de les décrire, à imaginer des parcours, des parcours urbains... Nécropolitains est très comme ça. Il est construit comme une sorte de road movie urbain, où on passe du métro aérien au canal Saint -Martin, Canal de l'Ourcq, la petite ceinture, Montmartre, les Buttes Chaumont. C'est tout un parcours qui va amener le héros jusqu'à l'île de la cité, qui est le cœur historique de la ville. Donc voilà, j'avais vraiment réfléchi en termes urbanistiques à un parcours, à présenter des différents lieux, des différents bâtiments, aborder un peu l'architecture sans prétention non plus, parce que c'est des choses qui me fascinent. Et effectivement, quand je suis arrivé dans la revue Urbanisme, c'était un peu mon bagage, c'était un peu une manière aussi de dire... C'était un peu ma caution, je m'intéresse vraiment aux questions urbanistiques en tant qu'urbain moi-même, en tant que pratiquant de l'urbanité, mais aussi en tant qu'auteur, parce que j'estime que mes deux premiers romans, et même le troisième, Le Tourbillon, sont des romans...

David Meulemans : Ah oui ! Le Tourbillon, c'est à la fois une grande comédie avec unité de lieu, unité d'action, unité de temps, ça se passe sur un peu moins de 24 heures, et c'est une sorte de traité pratique sur la gentrification, qui est quand même un concept d'urbanisme. Tout en restant une comédie, une sorte de vaudeville...

Rodolphe Casso : C'est la toile de fond, effectivement.

David Meulemans : Et la gentrification est un concept d'urbanisme.

Rodolphe Casso : Totalement. C'est par le concept de gentrification que j'ai commencé à m'intéresser à l'urbanisme, sans m'en rendre compte, et que j'ai commencé à écrire mes deux premiers romans, c’est au moment où j'habitais rue du Faubourg Saint-Denis, au début des années 2000, à une époque où c'était encore un endroit, ça l'est toujours, mais ça l'était vraiment énormément, très très cosmopolite, avec beaucoup d'Indiens, de Sri-Lankais, des Asiatiques, des musulmans, des Turcs... Voilà, vraiment, la rue du Faubourg Saint-Denis, la portion entre les grands boulevards et la gare de l'Est, c'était incroyablement haut en couleurs, et j'adorais cet endroit, et je vivais là avec des potes, on était en coloc, donc on a passé des années assez géniales ensemble, et on a vu, sous nos yeux, le quartier se gentrifier. C'est au moment où le Canal Saint-Martin, qui était à côté, est devenu hype, c'est au moment où des nouveaux bars, comme Chez Jeannette, ont commencé à ouvrir, à attirer des nouvelles populations, on a vu des gens dans l'immeuble vendre leurs appartements de plus en plus chers, d'ailleurs on a fini nous-mêmes par être délogés, en bons jeunes qu'on était, et voilà, moi, au début, je rencontrais des comédiens, des musiciens, des écrivains, dans mon immeuble, et puis à la fin, il n'y a eu plus que des cadres sup’, qui venaient de s'installer, qui avaient acheté deux fois plus cher qu'il y a dix ans, et toute cette notion-là m'a beaucoup, alors je ne sais pas, est-ce que j'étais naïf à l'époque, un peu jeune, voilà, j'avais une vingtaine d'années, mais ça m'a beaucoup heurté, ça m'a fait beaucoup de peine, en fait, de voir un quartier comme ça se transformer, devenir un truc un peu chiant et sérieux, alors qu'avant c'était un peu fou et funky, et c'est ce que j'explique dans Le Tourbillon, à un moment, voilà, sur le passage, où il y a des musiciens qui débarquent dans le bar pour faire un concert, c'est de voir, comme les choses changent, souvent par les puissances de l'argent, sans vouloir jouer aux communistes de base, c'est une réalité, et de voir la ville où je suis né se modifier... Même là où j'ai grandi, qui n'était quand même pas un endroit hyper funky et hyper riche, qui est les abords de la porte de Saint-Ouen, ça s'est embourgeoisé, ça s'est enjolivé, donc d'un côté, tant mieux, d'un autre côté, en fait, tout ça est tellement lié à une pression immobilière et à une notion d 'argent, qui est tellement, comment dire, inéquitable, avec des gaps vraiment trop importants, tout ça m'a vraiment, m'a blessé, en fait. Je me rendais compte que l'endroit où je vivais ne m'appartenait pas... Bon, j'étais locataire avec mes potes en coloc, mais il y a une notion où on se sent de moins en moins désiré dans un endroit qu'on a adoré, et on se sent un peu poussé vers la sortie, et tout ça m'a mis en colère, ça va un peu mieux maintenant, mais c'est aussi, c'était un des moteurs, voilà. Pour moi, l'urbanisme, ces notions-là ont commencé à m'intéresser à ce moment-là, donc c'est passé par une notion assez capitalistique et sociale de l'aspect des choses, et c'est cette colère que j'ai un peu injectée dans mon premier roman, dans PariZ, où en fait, les deux moteurs principaux pour moi, pour écrire cette histoire, c'était d’abord de parler de Paris, de décrire Paris comme je l'ai dit tout à l'heure, et ensuite, de détruire Paris, parce que je commençais à détester cette ville pour ce qu'elle était en train de me faire. C'est peut-être un peu puéril, mais c'est vraiment ce que je ressentais au fond de moi-même, c'est un peu comme si je me sentais abandonné par une espèce d'entité, comment dire ? Une espèce d'entité maternelle, presque, c'est le placenta dans lequel t'évolues, dans lequel t'as toujours baigné, et un jour, tu te rends compte que tu vas devoir quitter ce placenta, peut-être parce que t'es grand et qu'il est temps de sortir, ou tout simplement parce que tu te fais expulser. Donc voilà, et donc Paris, je rase quand même les Champs-Elysées et l'Assemblée nationale à coup de napalm dans ce livre, c'est une expression symbolique de ma colère de l'époque. Donc j'ai commencé l'urbanisme avec du napalm, oui David.

David Meulemans : Urbaniser avec le napalm, ce serait un beau titre d'essai.

Rodolphe Casso : Oui, oui. D'ailleurs, un des titres de travail que j'avais, c'était "Paname au napalm", c'était assez joli, ça faisait un peu trop série B pour mon éditeur à l'époque, je crois.

David Meulemans : Oui, c'est ça, on imagine une couverture avec beaucoup trop de couleurs vives.

Rodolphe Casso : Trop de flammes, trop de feu.

David Meulemans : C'est une forme de grand remplacement des classes moyennes par les super riches.

Rodolphe Casso : Pas par les super riches, mais c'était... Oui.

David Meulemans : Par les nantis, ou par la bourgeoisie tout simplement.

Rodolphe Casso : Oui, c'était l 'embourgeoisement des quartiers populaires, pour résumer.

David Meulemans : Et par contre, dans Sortir du rang, on va avoir deux environnements différents, on va avoir la ville, qu'on ne voit pas simplement que par la Défense, mais aussi par les appartements et les lieux que fréquentent les personnages principaux. Et sinon, il y a les Pyrénées, le maquis des Pyrénées. Et d'une certaine façon, qui se fait chasser là, c'est en fait dans ce maquis, qui est un haut-lieu de la résistance de la Deuxième Guerre mondiale, il y a aussi, d'une certaine façon, cette impression que les nazis ne sont jamais partis, ils reviennent sous la forme des super riches. Il y a des gens qui sont pauvrophobes, je te trouve un peu richophobe.

Rodolphe Casso : Non, c'est pas ça. C'est plutôt que la menace existentielle de l'humanité, alors effectivement, tu le dis très bien, le lieu où mon survivaliste... Cette cité minière désaffectée, cette mine de fer de la Pinosa, qui est un site qui existe, est effectivement le lieu où s'est réfugié un maquis, le maquis Henri Barbusse, pendant la Seconde Guerre mondiale, pendant plusieurs mois en 1944. Donc le village, la commune de Valmanya, où se trouve la mine, est aussi un haut-lieu de résistance des Pyrénées orientales. Effectivement, la menace à l'époque, c'était l'Allemagne nazie et l'Occupation, c'était une menace existentielle pour la France et pour l'Europe, et pour beaucoup de populations comme les Juifs, les Tziganes et tous ceux qui se sont fait emmener dans les camps. Aujourd'hui, quelles sont les menaces existentielles ? Humaines ? Parce qu'il y a les menaces... Évidemment les dérèglements climatiques et les menaces écologiques qui nous guettent, qui sont évidemment du fait de l'humain, on l'a prouvé, mais à travers ça, c'est pas une question d'antiriche du tout, c'est plutôt l'irresponsabilité des grandes entreprises, des multinationales qui, par des comportements trop avides et trop dérégulés, se retrouvent à devenir des menaces existentielles pour l'humanité. Je crois que ça paraît un peu romantique de dire ça comme ça, mais je crois que si on regarde bien, c'est quand même une partie de la réalité. Il y a des entreprises qui par appât du gain, et c'est leur nature, donc c'est pour ça qu'à mon avis, il faut quand même réguler les choses, il ne faut pas tout déréguler, comme ça s'est fait beaucoup ces dernières décennies. Il y a des questions sanitaires, il y a des questions humanitaires, on ne peut pas faire tout et n'importe quoi au nom du profit, sinon je pense que le risque est tout simplement de devenir une menace existentielle pour l'humanité. C'est ça la logique qui préside un peu la manière dont je décris cette corporation qui s'appelle Sierra Vista dans mon livre. Ce n'est pas une question de faire la guerre aux super riches ou aux super profits, tout ça n'est que la conséquence, mais les causes sont plus dans le... Enfin, le problème c'est que si les gens s'enrichissent tant mieux pour eux, je m'en fous. C'est plutôt que, si un enrichissement se fait au prix de millions de vies humaines, ça pose un peu de problème, quand même.

David Meulemans : Je pense à quelque chose parce que tu commences à être un peu notre expert en urbanisme. L'urbanisme, est-ce que c'est un secteur d'activités qui est réservé aux grandes entreprises ?

Rodolphe Casso : Comment ça ?

David Meulemans : Quand on parle, quand tu dis le problème ce n'est pas les individus qui s'enrichissent, c'est des entreprises dont l'enrichissement est presque un phénomène naturel parce que c'est leur objectif.

Rodolphe Casso : Tu penses aux promoteurs ?

David Meulemans : Je ne sais pas, par exemple, dans l'édition, il y a des petites maisons d'édition indépendantes, c'est le cas des forges, où même si on n'est pas hors du capitalisme, on essaie d'être dans de l'édition raisonnée, de mettre en place des formes d'autocontrôle qui évitent de partir en vrille. Par exemple, on évite de faire des livres non nécessaires. Me disait une libraire, il n'y a pas très longtemps : “Est-ce qu'on a besoin de sept nouveaux livres de cuisine sur les crumbles qui sortent la même semaine ?”

Rodolphe Casso : C'est indispensable David.

David Meulemans : Est-ce que dans un secteur industriel comme l'urbanisme, on rencontre des entreprises de tailles différentes ? Ou est-ce que le jeu est mené uniquement par des entreprises qui ressemblent à ces entreprises dont tu parles, c'est-à-dire qui aboutissent toujours à détruire le monde ?

Rodolphe Casso : En France, l'urbanisme est encore énormément géré par la sphère publique. Quand des promoteurs ont un projet de quartier, d'aménagement, etc., il y a toujours au moins un maire qui est derrière pour contrôler. Il y a une communauté de communes, il y a une collectivité, il y a une région. Les choses ne se font pas de manière sauvage et dérégulée. En tout cas, en France, ça peut se faire plus probablement dans d'autres pays. On a vu par exemple en Chine qu'on pouvait raser tout un quartier parce qu'on l'avait décidé. Il y a des choses qui se font. Je pense que si on retrace la manière dont Pékin s'est agrandi ces 50 dernières années, je pense qu'effectivement, c'est un peu plus bourrin. Puis qu'on voit aussi la crise des subprimes aux États-Unis, on se rend compte qu'en France, on a quand même pas mal de gardefous et que l'État et l'État-Providence ont joué son rôle. Je trouve que dans tous les interlocuteurs et sur beaucoup de sujets dont on parle dans la revue, je trouve quand même que la sphère publique est très présente et c'est bien et c'est rassurant et que les choses ne se font pas n'importe comment. Surtout qu'en plus, c'est de plus en plus difficile pour les aménageurs et pour les promoteurs de s'imposer dans la mesure où on est dans une logique de sobriété foncière aujourd'hui. La France est rentrée depuis une loi de 2021 dans une logique où il faut de moins en moins consommer de terres agricoles. On est un peu arrivé au bout du modèle des lotissements de ces villes qui s'agrandissent sur des espèces de clones pavillonnaires, un peu décriés. Et en fait, on est en train de dire qu'il faut faire la ville sur la ville, construire sur ce qu'on appelle le déjà-là, c'est-à-dire investir les friches industrielles et autres, refaire des bâtiments ou réhabiliter. Alors, on dit que ça coûte plus cher, mais l'idée, c'est à la fois de rénover, tout le monde a entendu parler, c'est des histoires de rénovation thermique, des passoires thermiques, que chacun puisse... Bon, il y a des aides qui ont été un petit peu rabaissées, mais on va pas rentrer dans les détails, mais que les gens puissent avoir une meilleure isolation thermique, moins de CO2 qui émane des bâtiments. Et puis, on considère qu'on s'est suffisamment étalé, et que sur toutes les surfaces, je suis un peu technique, désolé, mais imperméabilisées, là où on a mis du bitume, on pouvait déjà continuer... Enfin, repartir de cette matière-là pour faire de l'habitat ou autre chose, ou de la ville, mais qu'on n 'avait pas forcément besoin de s'étaler. Donc là-dedans, si tu veux, les promoteurs, les aménageurs ne sont pas ceux qui vont le plus s'enrichir sur ces logiques-là, quoi. Ou alors, de toute façon, il faut qu'ils changent de modèle économique, tout ça est en train d'être discuté, réimaginé. Mais non, je vois pas... Je trouve pas que la France soit un pays où les grands méchants capitalistes de la promotion se soient emparés de la construction et des villes. Même si ça n’a pas empêché la gentrification. Parce que... Mais c'est Paris, tout est parti de Paris, et Paris, c'est une ville-monde. Donc il y a des forces extérieures qui rentrent en jeu, tu vois. Donc c'est encore différent. Pour moi, le problème, c'est comment, finalement, le toit des gens est devenu un secteur de la finance. Pour moi, c'est plutôt ça, le problème. C'est qu'à Paris, ça a commencé à Paris, mais ça a infusé sur les grandes villes ailleurs, maintenant. C'est le cas, on le voit, à Rennes, à Lille, à Strasbourg, à Bordeaux, à Marseille. Toutes les villes qui sont reliables par TGV. C'est pas un hasard. Et on voit que les Bordelais, il y a des collectifs qui ont collé des autocollants partout, "rentrez chez vous les Parisiens". C'est pas parce qu'ils aiment pas la tête des Parisiens, c'est juste que les Parisiens, quand ils achètent un truc, ça fait flamber l'immobilier. Voilà. Parce que les Parisiens, ils ont subi la gentrification, donc ils vont ailleurs. Ils vont gentrifier quelqu'un d'autre. D'abord la banlieue, la première, la deuxième couronne. Puis après, ils se disent, je veux aller à Angers.

David Meulemans : C'est comme ça qu'à la fin, les Bordelais ont gentrifié Hossegor et Lacanau. Parce qu'ils ont été chassés.

Rodolphe Casso : T'as tout compris. Pour moi, la logique problématique, c'est qu'on a financiarisé les habitats de plus en plus depuis le début des années 2000. Et la conséquence, c'est qu'une famille ne peut plus se loger au centre d'une grande ville comme Paris. C'est impossible quand vous avez un ou deux enfants, comment vous voulez ? Donc, toutes ces problématiques-là, c'est plutôt sur ces inégalités-là que je suis critique. Je pense pas que le secteur... Le secteur public aurait pu peut-être agir un peu plus. Paradoxalement, la période où Paris s'est plus gentrifié, c'était sous Delanoë. C'est là que ça a commencé. Donc, il était quand même un maire parisien socialiste. Et ça a continué avec Anne Hidalgo. Donc, ça s'est pas arrêté. C'est pas les socialistes qui ont fait en sorte que Paris soit... Tu vois, l'encadrement des loyers dont on a parlé, c'est arrivé très tardivement. Bon,là, en l'occurrence, Anne Hidalgo est à la mairie, c'est vrai. Mais pour moi ça veut dire que dans une ville-monde comme Paris, c'est très, très, très difficile de réguler, d'empêcher ce genre d'excès. Et puis, il y a eu aussi un peu de déni de la part d'une mairie socialiste à l'époque de Delanoë où, franchement, à ce moment-là, on voyait ce qui était en train de se passer et rien n'a été fait, à mon sens.

David Meulemans : Après, ça peut être l'objet d'un autre podcast sur le fait qu'il y a de plus en plus de livres, romans, essais qui sont en fait une analyse post-mortem du Parti Socialiste français sur le fait que, d'une certaine façon, le Parti Socialiste a parfois eu la ferveur des convertis quand il s'est converti au capitalisme sans peut-être une forme de naïveté, ou il a trop aimé l'argent à un moment, ou il a eu trop peur d'être socialiste.

Rodolphe Casso : C'est la gauche caviar dont tu parles.

David Meulemans : Oui, c'est ça, mais ça rejoint un peu ce que tu disais sur les personnes qui sont aux manettes, les entreprises comme des effets structurels. Quand j'y pense, même si tes romans ne sont pas sur les marginaux, il y a toujours des personnages de marginaux à un moment ou à un autre. Et en fait, j'ai vraiment l'impression que c'est presque tous des sortes... C'est un peu les canaris dans la mine. C'est-à-dire que c'est un peu eux qui nous disent... Pour la Pinosa, en plus, ça a du sens de parler d'un canari. C'est le vendredi après-midi, je suis fatigué. C'est pas un canari, son oiseau.

Rodolphe Casso : Il n'a pas d’oiseau. Au début, le roman s'ouvre sur le vol d'une buse. Une buse qui survole la mine.

David Meulemans : C'est ça. Une buse, c'est bien un rapace. C'est les rapaces qu’on voit en couverture.

Rodolphe Casso : C'est des vautours en couverture.

David Meulemans : C'est des vautours en couverture.

Rodolphe Casso : À mon sens.

David Meulemans : C'est la métaphore.

Rodolphe Casso : On est plus dans la métaphore. C'est toi qui m'as toujours dit, David, qu'on pouvait trahir l'esprit du texte dans la couverture pourvu que ça fasse vendre.

David Meulemans : Toi, tu viens du cinéma. Au cinéma, ça se fait tout le temps.

Rodolphe Casso : Les affiches. Bien sûr. L'idée, de toute façon...

David Meulemans : Quand tu vois l 'affiche de Star Wars, t'as l'impression que Luke et Leïa vont finir ensemble.

Rodolphe Casso : En fait, ils sont frères et sœurs. Pardon, je vous ai spoilé. Vous l'aviez pas vu. C'est très bien. Très belle couverture. Merci Elena Vieillard encore une fois. Le canari dans la mine, je trouve que c'est une belle analogie. Peut-être que mes personnages... Oui, enfin...

David Meulemans : Cela dit, d'une certaine façon, ton héroïne aussi, alors qui pour le coup, c'est pas une marginale. Elle est très intégrée. Elle va quand même se marginaliser au sens où elle va franchir le Rubicon. C'est pour ça que le roman s'appelle Sortir du rang.

Rodolphe Casso : C'était ça, l'objet de notre brainstorming.

David Meulemans : C'est ça.

Rodolphe Casso : Mais effectivement... Oui, elle est beaucoup plus intégrée, mais en fait, la société pour laquelle elle travaille réussit à la... Comment dire ? À dépasser son seuil de tolérance. Effectivement, on comprend au fur et à mesure du roman que c'est quelqu'un qui...

David Meulemans [00:38:40] C'est pas une révolutionnaire.

Rodolphe Casso : Non, pas du tout. C'est quelqu'un qui était dans un poste de pouvoir, confortable, avec des possibilités. Il fallait l'expliquer à un moment, je vais pas spoiler, mais la prise de conscience ça a été que, ce sur quoi elle est tombée, ça allait trop loin. Pour elle, intimement, ça a heurté quelque chose en elle qui l'a fait complètement switcher.

David Meulemans : Et ça, c'est quelque chose en plus qui réapparaît d'une certaine façon deux fois dans le roman. C'est-à-dire que le roman est un montage parallèle avec l'histoire de ce maquis, de ce haut-lieu de la résistance. Dès qu'on pose la question de la résistance, on pose la question du moment où les gens se disent que ça va trop loin. Et la deuxième question, mais qui est plus une question thématique qu'il appartiendra aux lectrices et lecteurs de s'approprier, c'est quel est leur seuil de tolérance ? À quel moment faudra-t-il qu'ils sortent eux-mêmes du rang ?

Rodolphe Casso : C'est ça. C'est une question qu'il faut se poser, que je me pose souvent. Je n'ai pas le sentiment d'être sorti du rang. J'ai fait des tentatives de projets un peu alternatifs dans ma vie. J'ai tenté des choses qui, justement, pour moi, étaient de l'ordre de sortir du rang. Je n'ai pas vécu dans un squat de punk en grande banlieue, je ne dis pas ça. J'ai tenté des trucs qui, pour moi, me nourrissaient sur un mode alternatif socialement. Mais je me demande toujours, effectivement... J'essaye modestement de mettre des petits ingrédients dans mes bouquins ou des éléments un peu subversifs, qui parleront ou pas à des gens, je n'en sais rien. Pour moi, c'est ma manière d'apporter ma très petite, modeste pierre à l'édifice. J'ai le sentiment que ce n'est pas assez, qu'on est globalement dans une logique très ronronnante en attendant la fin du monde. Tous mes bouquins parlent de la fin du monde ou de la fin d'un monde d'une manière ou d'une autre. Et du coup, à un moment, je me demande s'il n'y a pas un truc plus concret à faire. C'est souvent la question.

David Meulemans : Tes romans ne sont jamais des recueils de recettes sur...

Rodolphe Casso : De brownie ? De crumble pardon...

David Meulemans : Crumble, crumble... Comment sortir du rang... Mais, d'une certaine façon, les deux personnages principaux de Sortir du rang, c'est ce survivaliste qui, d'une certaine façon, est sorti du rang.

Rodolphe Casso : Ah lui totalement, oui.

David Meulemans : Il a marché dans la brousse pendant des centaines de kilomètres, loin du rang. Et elle, il y a un moment où elle atteint le point limite. Je me demande si tes romans ne sont pas des romans sur le point limite. C'est-à-dire, pas dire aux gens "il faut toujours sortir du rang", mais dire aux gens, soyez conscients qu'à un moment, il faut être capable de sortir du rang si ça va trop loin, ou si on vous impose quelque chose. Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire.

Rodolphe Casso : Peut-être qu'inconsciemment il y a un peu de ça.

David Meulemans : Le risque dans la société contemporaine, je le vois très bien sur le glissement d'une partie de la société vers le fascisme ou le néo-fascisme, c'est à quel moment tu fixes un point limite. J'ai l 'impression qu'on n'a pas tous le même point limite. Certains disent : "Non, non, mais c'est juste un geste d'enthousiasme", et d 'autres dissent : "Hm, c'est vraiment bizarre comme geste d'enthousiasme."

Rodolphe Casso : Tout à l'heure, au moment où on se parle, il y a eu un congrès...

David Meulemans : Le congrès CPAC aux États-Unis avec Steve Bannon.

Rodolphe Casso : Steve Bannon a reproduit le geste d'Elon Musk, qui est cette espèce de salut nazi déguisé. Il y a un débat sur salut nazi, pas salut nazi. Mais là, je me suis dit, il est en train de reprendre... Bannon reprend le truc, donc, on pourrait s'attendre dans les jours qui viennent à ce que ce faux salut nazi soit une sorte de signe de ralliement puisqu'il est en train de faire écho. Donc, à partir du moment où, même si c'est un faux salut nazi, il devient un signe de ralliement à des gens comme ça, est-ce qu'on n'est pas en train d'assister à un nouveau mouvement néo-nazi qui ne dit pas son nom ou proto-néo-nazi, je ne sais pas comment l'appeler. Parce que l'histoire ne se répète pas, il ne faut pas dire ça, ce n'est pas vrai. L'histoire, elle mute, elle reprend des éléments du passé, mais elle en fait autre chose. Peut-être que c'est ce qui est en train de se passer, c'est qu'on va peut-être avoir aux États-Unis un mouvement, je ne sais pas, les gens vont se saluer en levant le bras sur le côté comme avant ils se saluaient en levant le bras bien droit devant à Munich en 1933, tu vois ce que je veux dire ? Peut-être qu'on est en train d'assister à ça ou peut-être pas, peut-être que c'est juste deux connards tarés qui ont fait ce geste et qu'on va en rester là, peut-être pas... Tout ça pour dire, qu'on est à un point limite. Là-dessus, on est clairement à un point limite.

David Meulemans : Pour parler de Sortir du rang et du point limite, il y a quelque chose que moi je fais toujours, mais je pense que c'est une question de tempérament, même si j'essaye de rationaliser la chose, c'est que j'aime bien me faire l'avocat du diable, en privé, pas en public. Mais j'essaye de me dire:  "on vit en collectivité, en communauté, il faut essayer de comprendre le point de vue de l'autre", et en fait, moi je n'arrive plus à être l'avocat du diable, c'est-à-dire que j'ai aucune envie d'essayer de comprendre Elon Musk, ou plutôt j'ai compris, je pense, et j'ai aucune envie de défendre de façon ou d'une autre. Mais par exemple, je pense que Sortir du rang, c'est que, avec la plus grande charité interprétative pour moi, c'était quand même très difficile de ne pas voir dans le salut du geste d'Elon Musk un salut nazi, c'était dur de pas le voir, mais là, le fait que derrière, il y a Steve Bannon qui refait ce geste, c'est pour moi l'aveu explicite que le signe initial et leur signe, c'est un signe nazi en fait, ils l'ont fait basculer. Ça me fait penser à quelque chose, alors c'est une question qui peut sembler un peu technique, mais qui moi m'intéresse, c'est qu'en fait, c'est une technique de communication de l'extrême droite et de l'ultra-droite, c'est une sorte de whistle-blowing... Non pas whistle-blowing, comment ça s'appelle, c'est en fait un signe de reconnaissance qui ne dupe personne, c'est-à-dire par exemple, les néonazis utilisent souvent, surtout aux Etats-Unis, le nombre 14, parce qu'il y a 14 mots dans une de leurs professions de foi, et voilà.

Rodolphe Casso : Oui, ou comme quand les communistes s'appellent camarades.

David Meulemans : Oui, c'est ça, c'est qu'en fait, on sait très bien ce que ça veut dire, mais est-ce que toi par exemple, t'as pas l'impression que les journalistes... Ce qui est toujours délicat pour eux, c'est qu'en fait, on vous prend un peu pour des idiots, mais vous êtes dans une situation difficile, c'est-à-dire que vous avez face à vous des néonazis ou des gens d'extrême droite qui utilisent des codes qui ne trompent personne, mais si vous leur dites : "si, si, c’est nazi ce que vous faites" ils diront : "non, c 'est vous qui surinterprétez." Tu vois ce type de difficulté ?

Rodolphe Casso : Je vois ce que tu veux dire, oui, oui.

David Meulemans : C 'est-à-dire que c'est à la fois un piège idiot, mais c'est un piège qui peut fonctionner parce que ça rejoint une discussion qu'on a déjà eu, malheureusement, hors antenne, sur le rôle de la vérité dans le journalisme, sur le fait que rétablir les droits du journalisme, c'est rétablir le journaliste comme celui qui établit des faits.

Rodolphe Casso : Les droits des journalistes, ils ne sont pas destitués, il n'y a pas besoin de les rétablir, il suffit juste de s'en emparer ou pas. En fait, quand il y a des personnes ou des groupes ou des partis, peu importe, des entités qui sont soupçonnés ou qui sont convaincus de fascisme, on va dire ça comme ça, ou d'autres choses, c'est parce qu'il y a eu des enquêtes derrière, c'est parce qu'il y a des médias qui ont pignon sur rue, qui ont enquêté pendant des mois et qui ont démontré par A plus B, preuve à l'appui, que telle ou telle personne était effectivement d'obédience fasciste, nazie, nationaliste, patriote, peu importe. Et ça ne sort pas du chapeau, parce qu'il y a un travail, parce que le travail journalistique existe encore, il n'a pas disparu, il est peut-être mal mené, mais il existe toujours. C'est aux gens de se responsabiliser et de prendre les informations là où elles sont. C'est tout. Il faut en appeler aussi à la responsabilité individuelle. Si tu veux te mettre devant CNews toute la journée, c'est ton problème, tu as le droit. Mais, tu seras responsable, peut-être à un moment, tu seras comptable de ce qui se passe dans ton pays, parce que tu n'as même pas eu, alors que tout le savoir et toute l'information du monde est sur ton ordinateur, tout le monde a la fibre aujourd'hui pratiquement, ou sur ton smartphone, tu n'as même pas eu la curiosité intellectuelle d'aller voir si quelqu'un disait le contraire ou avait un discours plus nuancé ailleurs. Plus personne n'a d'excuse aujourd'hui. Je ne parle pas de réalité ou de vérité, parce que la vérité c'est quelque chose de subjectif, mais les faits par des gens qui sont des professionnels, que ce soit Le Figaro, Le Monde, Libération, peu importe, les obédiences politiques, les tendances politiques des médias, et il y en a plein d'autres, je cite les principaux, c'est un peu l'exemple d'Épinal, droite, centre, gauche, etc. Les faits, ils sont là, ils sont disponibles gratuitement, donc en fait, si vous avez... Si vous ne voulez pas voir les choses, posez-vous des questions, peut-être que vous aimez bien qu'on vous flatte les bas instincts et que l'information que vous voulez recevoir est juste celle que vous voulez entendre et qu'on dit toujours de plus en plus parce qu'il n 'y a plus de place pour le contradictoire. Je pense que c'est des comportements individuels, le contradictoire il est là puisque toutes les opinions en France sont encore représentées et à tel point qu'on permet même aux gens d’extrême-droite de s'exprimer et d'être dans les urnes, donc c'est bien que la France est quand même une République en relativement bonne santé. On permet à tout le monde de s'exprimer de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, donc l'information d'extrême-gauche jusqu 'à l'extrême-droite, elle est disponible gratuitement. Donc à un moment, je pense que la responsabilité elle est individuelle. Alors peut-être qu'après les pouvoirs publics n'ont pas assez fait leur travail pour inciter les gens, je ne sais pas, tout à l'heure on parlait de l'éducation aux médias, je pense que l'éducation aux médias devrait se faire à l'école au même titre que l'éducation sexuelle et que l'éducation civique, voilà. Je pense que ça en fait partie, il y a déjà des programmes un peu comme ça, mais il faut intensifier ça, il faut intensifier et pour revenir à ce que tu disais, voilà, je ne pense pas que oui, il y en a qui font ça au nez, à la barbe des journalistes comme tu le disais, "non, ce n 'est pas un salut nazi, c 'est un autre truc", mais en fait les gens ont déjà leur esprit critique, les gens ont accès aux informations, je pense qu'à un moment il faut que chacun prenne ses responsabilités, on est dans une société individualiste, que l'individu prenne ses responsabilités.

David Meulemans : Oui, et aussi, j'y pense en t'écoutant reformuler ce que je disais, que c'est très naïf voire bête de ma part de formuler la chose comme ça, parce que je me dis, ça ne sert à rien d'essayer de convaincre la personne la plus opposée à nous, en fait dans une démocratie, il faut parler à la majorité des gens et la majorité des gens ont accès à l 'information, ne sont pas complètement braqués non plus, c 'est-à-dire que peuvent effectivement s'instruire, se documenter et déterminer par eux-mêmes leurs limites et donc le moment ou il faut "Sortir du rang".

Rodolphe Casso : "Sortir du rang."

David Meulemans : C'était super fort, mais je n'aurais pas dû faire la musique là, le jingle bruité à la bouche, c'était trop.

David Meulemans : Bon, Rodolphe, c'était passionnant, merci beaucoup d'être venu nous voir.

Rodolphe Casso : Merci à toi pour cette invitation.

David Meulemans : Aux éditions Aux forges de Vulcain, nous étions le vendredi 22 février 2025 et le vendredi 7 mars 2025, sortira ton nouveau et quatrième roman, Sortir du rang.

Rodolphe Casso : Merci beaucoup. Merci David.