Entretien avec Tomas Vaiseta
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Cet entretien avec l'auteur de Supplice, Tomas Vaiseta, et son éditrice, Saulina Kochanskaite, a été enregistré lors de leur passage en France pour la saison France - Lituanie, en octobre 2024. L'équipe des forges a profité d'un moment de répit – entre interviews, rencontres en librairie, rencontres à l'Inalco et à la Maison de la Poésie – pour discuter avec Tomas et Saulina sur ce roman particulier, et pour en savoir un peu plus de sa publication et sa réception en Lituanie, entre autres sujets passionants !
L'entretien en anglais est disponible sur le SoundCloud des forges !
David Meulemans : Bonjour, je suis David Meulemans. Ceci est un nouvel épisode du podcast des éditions Aux forges de Vulcain. Nous n’avons pas de titre anglais pour notre podcast, mais aujourd’hui, il sera en anglais et il y aura une traduction vers le français. Nous échangeons aujourd’hui avec Tomas Vaiseta.
Tomas Vaiseta : Salut.
DM :. Mais pourrais-tu nous dire le titre de ton roman en lituanien et en anglais ? Supplice Alors, Tomas, je t’ai invité parce que nous venons de publier une traduction française de ton roman. En français nous avons choisi le titre
TV :que je prononce « Ha ». Il s’agit d’une, ou deux lettres, c’est à chacun de décider. Ce sont les lettres C et H. En réalité, le premier titre était « Cha », mais nous en avons discuté avec mon éditrice, qui est ravie d’être mon épouse. Nous pouvions alors en parler à la maison, et pas au bureau ou quelque chose comme ça, et nous avons décidé que « Cha » réduisait la signification du roman. On a ensuite l’idée de l’appeler juste « Ch », qui est la première lettre du personnage principal, Charlie. Mais le titre a plusieurs significations. Tout d’abord, en lituanien, mais probablement aussi en français, quand quelqu’un rit on dit « ha ha ha ». Bon, personne ne rit comme ça en réalité, mais quand on l’écrit c’est toujours comme ça : « Ha ha ha. » Donc quand on prononce le titre en lituanien, « Ch », ça veut dire que quelqu’un est en train de rire, de se moquer de quelqu’un. Cela revient aux lecteurs et lectrices de décider qui rit et pourquoi. Le titre peut aussi être prononcé « Sha ». Les français auront plus tendance à le prononcer « Sha » que « Ha » en lisant ces deux lettres [CH]. Et c’est une très bonne prononciation car en Lituanie, quand on dit « sha », ça veut dire « arrêtez de parler » ou « taisez-vous, maintenant c’est à moi de parler ». On dit juste « cha, cha ». Donc je pense que c’est une bonne interprétation de ce roman puisqu’il est écrit sous la forme d’un monologue du personnage principal. Comme je le fais maintenant, même si nous sommes dans un podcast et pas sur la scène d’un monologue.Ch Le titre original est
DM : Et tu as mentionné que nous sommes aujourd’hui avec ton éditrice, et épouse. Mais principalement ton éditrice, pour nous en tout cas. Bonjour Saulina.
Saulina Kochanskaite : Bonjour, ravie d’échanger avec toi.
DM : Donc, Saulina, je t’avais promis qu’on discuterait davantage avec Tomas, mais nous avons beaucoup de questions sur ce que c’est que d’être une éditrice en Lituanie. Mais ne t’inquiète pas, je ne te poserai que quelques questions. Revenons à toi [Tomas]. J’ai oublié… Tu n’as pas mentionné le titre en anglais. Y’en a-t-il un ?
TV : Il n’y a pas de titre en anglais en réalité.
DM : Il n’y pas de titre de travail en anglais pour l’instant ?
SK : En réalité oui, puisque nous avons un catalogue de la maison d’édition, pour la vente des droits étrangers. Et dans ce catalogue nous avons appelé le roman de Tomas « Une brève histoire de la guillotine ». Donc oui, on peut dire que c’est le titre de travail en anglais. Nous avons écrit les deux lettres, « CH », puis entre parenthèses, la version plus longue « Une brève histoire de la guillotine ».
DM : Mais il me semble que tu dévoiles une partie très importante de l’histoire. Bon, parfois les lecteurs et lectrices doivent être prévenus de ce qui leur attend.
SK : Oui, oui.
TV : Et c’est un mensonge, il n’y a pas de guillotine.
DM : Il n’y a pas de guillotine dans le roman.
TV : Ne cherchez pas de guillotine, oui.
DM : Donc si vous êtes un éditeur ou une éditrice à l’étranger et que vous lisez l’anglais, sachez que nous allons parler d’un roman qui a un très long échantillon… Échantillon ou traduction intégrale vers l’anglais ?
SK : C’est un échantillon.
DM : Un échantillon.
TV : Un chapitre.
SK : Un échantillon de traduction vers l’anglais.
DM : Donc, il y a un échantillon de traduction. Vous pouvez nous écrire et nous transmettrons le message à Saulina, même si je suis sûr que beaucoup d’entre vous connaissez déjà Saulina. Bon, je parle de personnes qui travaillent dans l’industrie éditoriale, pas du public général. En parlant de notre public général, revenons au roman. Tu nous as un peu parlé de ton histoire, mais hier soir, on était à Auxerre pour un magnifique événement à la librairie Obliques, et le libraire, Grégoire, t’a demandé pourquoi les gens écrivent des romans. Tu avais une très bonne réponse à cette question. Est-ce que tu adhères encore à ta définition ? Pourrais-tu nous rappeler ce que tu as dit ?
TV : Oui, OK. Je peux le rappeler. Mais tu sais que je peux te donner une nouvelle réponse sur pourquoi on écrit des romans. Parce que… Imagine qu’il y a un type, assis dans un pays inconnu appelé la Lituanie. Et il décide d’écrire un roman inspiré d’une légende du Moyen Âge. Et trois ans après il est assis en France, dans une ville du Moyen Âge avec un éditeur et un libraire, et il parle de son roman…
DM : Tu nous donnes beaucoup de contexte !
TV : Oui, c’est une bonne raison. Une bonne raison pour écrire des romans, et peut être que le prochain…
DM : C’est une bonne raison, si tu écris tu pourras voyager.
TV :évidemment que c’est une manière égocentrique de s’exprimer, mais on peut aussi répondre à ce besoin de communiquer avec d’autres gens, de converser avec d’autres personnes, et de créer ce dialogue, ou polylogue si l’on veut. Mais, même si je pense que l’on parle à chaque lecteur ou lectrice séparément –j’espère qu’il y aura plus d’un lecteur pour ce roman–, c’est une forme de dialogue. Il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas raconter, même à ses amis ou à sa famille, et qui son des choses importantes, voire les plus importantes. Mais quand tu es confortable dans un canapé ou encore plus confortable dans un bar et que tu parles à des amis… Et que tu parles de sujets pas forcément faciles, il y a beaucoup de choses que tu ne peux pas dire directement, et qu’on laisse à la littérature parce qu’on ne peut pas les exprimer en quelques phrases ou en une soirée. Même si l’on boit beaucoup de vin ou de bière, tu n’as pas assez de temps pour dire les choses les plus importantes. Donc on écrit de la littérature juste pour dire les choses que l’on pense devoir dire, mais que l’on craint peut-être de dire quand quelqu’un nous regarde, et que l’on parle face à face. C’est pour cela que la littérature est si importante pour moi. Mon prochain roman parlera de Hawaii, je pense, parce que je veux visiter Hawaii. Bon, je vais donner une réponse un peu plus sérieuse, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit vraiment plus sérieuse. C’est vrai que j’y pense beaucoup. La littérature pour moi est un dialogue. Oui,
DM : J’ai beaucoup de questions ! Cela dit, en t’entendant parler, j’aimerais revenir sur un point très technique et superficiel, mais je pense que ce sera le seul moment de ma vie où je pourrai poser cette question, et cette question est pour vous deux.
TV : Tu peux écrire un roman au lieu de poser la question.
DM :. Des éditeurs français et étrangers vont en Lituanie et reviennent avec des idées. C’est une excellente façon de créer des liens, des liens forts entre éditrices, éditeurs, écrivains, et ainsi de suite. Mais il est assez rare [pour nous] de rencontrer des Lituaniens, des auteurs et des éditeurs lituaniens. Tu as mentionné que pour toi la littérature est un dialogue. En France, si tu as fait des études de littérature et que tu entends parler de littérature et de dialogues, tu penses automatiquement à quelque chose. Ç’en est presque un réflexe Pavlovien. Tu penses à Mikhaïl Bakthine. Donc est-ce que vous connaissez… [Tomas et Saulina hochent la tête.] Donc ce n’est pas qu’en France qu’on nous oblige à lire Mikhaïl Bakhtine ? Je suis très content, tu es le premier écrivain avec qui je travaille qui connaît Mikhaïl Bakhtine. Donc, Saulina, tu as un peu travaillé Mikhaïl Bakhtine et le dialogisme ? Ce serait un roman très ennuyeux, tu verras. Ne vous faites pas trop d’espoirs. Il est assez rare de parler de littérature lituanienne et nous en sommes très contents. C’est en partie grâce à l’Institut Culturel Lituanien puisqu’ils ont organisé une
SK : Je n’ai pas vraiment travaillé cet auteur, mais je l’ai un peu étudié pendant mes cours à l’université car j’ai fait des études de philologie lituanienne et de théorie de la littérature. C’est pour cela que je connais un peu qui il est.
DM : Donc on parle des formalistes Russes aussi en Lituanie, et pas qu’en France ?
TV : Non, je connais Bakthine car il est beaucoup cité en anthropologie, anthropologie moderne.
DM : OK.
TV : Et je travaille un peu l’anthropologie puisque je suis historien dans ma vie de tous les jours. Bakhtine est assez populaire, il serait difficile de ne pas savoir qui est Bakhtine.
DM : Bon, je dis cela pour notre audience qui ne saurait pas qui est Bakhtine, je n’en parlerai pas beaucoup, mais tu as mentionné le concept de dialogue. Chez Bakhtine il y a un concept de dialogue avec une autre définition. Ce sont plusieurs voix dans un seul flux de texte. Et tu as parlé du dialogue entre l’auteur et le lecteur. C’est exact ?
TV : Oui.
DM : Mais maintenant que j’y pense, ton nouveau roman, comme tu l’as déjà dit, est plutôt un monologue et pas un vrai dialogue, et c’est presque un monologue théâtral. Je me demandais, as-tu écrit pour le théâtre ?
TV : Non, je n’écris pas… Je rêvais de le faire, je dois le dire. J’ai écrit une pièce pour une émission radio. Mais ça n’a pas eu de succès. Tout le contraire. Donc j’ai arrêté.
DM : Donc au lieu de parler de ce que tu ne fais pas, parlons de ce que tu fais. J’ai toujours l’impression que les auteurs… Leur façon d’écrire s’informe de ce qu’ils font dans la vraie vie. Tu as dit que tu es historien, et j’ai lu ton roman avant de connaître ton sujet de recherche. Je savais que tu étais académicien, mais je pensais que tu travaillais sur le Moyen Âge, à cause du roman. Et en tant que lecteur, je ne suis pas sûr… Parce que ton principal sujet de recherche est l’ère Soviétique en Lituanie, c’est ça ?
TV : Oui.
DM : En tant que lecteur, je ne sais pas quel est l’influence de ta pensée… Ou de ta connaissance de l’époque Soviétique sur ton roman. Comment est-ce qu’elle a façonné ton écriture de ce roman ?
TV : Je pense que l’on peut lire ce livre sans aucune connaissance de la Lituanie, ou de l’histoire lituanienne, ou de l’occupation Soviétique. Même si je voudrais que les gens en sachent plus sur la Lituanie et sur l’occupation Soviétique puisque cela a façonné non pas mon écriture, mais le destin de mon pays, et d’une façon très tragique. Cela fait partie de l’histoire. Mais ma perspective historique, en effet, était importante pendant que j’écrivais ce roman, et elle l’est dans tous mes écrits, même si je voudrais préciser que je n'écris pas de la littérature historique, puisque je peux le faire au quotidien dans mon métier. Cela ne m’intéresse pas de faire la même chose en littérature puisque je le fais de lundi à vendredi, donc samedi je peux m’asseoir et écrire quelque chose de plus… Pas de plus intéressent, mais de différent pour moi. Mais quand même, mon identité est celle d’un historien. Et je pense à nos problèmes quotidiens, problèmes sociaux, culturels, politiques… J’y pense toujours dans un contexte historique, je ne peux pas l’éviter.
DM : Mais, par exemple, en tant que lecteur, il est difficile pour moi de savoir quel est le contexte historique de ton roman, puisqu’il pourrait… Je dirais que ça pourrait se passer après la deuxième Guerre mondiale, jusqu’à l’actualité. Est-ce qu’il pourrait… ? Non, je ne pense pas que ça pourrait se passer avant la deuxième Guerre mondiale. As-tu une idée précise ? Est-ce que, pour toi, c’est un roman contemporain ? Je veux dire, ça se passe dans notre monde.
TV : Oui, bien sûr. Bon, en réalité c’est un roman hors d’un cadre temporel. Je pense que c’est une histoire atemporelle, je dirais, mais qui fait référence à la réalité. À une histoire qui a vraiment eu lieu. Il y a dix ans une fille a été kidnappée et brûlée dans le coffre d’une voiture. Donc le début, c’est la vraie histoire, mais j’ai ensuite coupé mes liens avec la réalité et j’ai juste écrit ce que je voulais écrire, ce qui était le plus important pour moi, au-delà de répéter ou d’imiter la réalité. Je n’aime pas cet adage qui dit que l’art imite la réalité. Je pense que l’art a des fonctions beaucoup plus fortes et beaucoup plus intéressantes que d’imiter la réalité, il crée son propre monde qui a une influence sur notre réalité. Ainsi que la réalité a une influence sur l’art. Mais oui, comme je disais, ce n’est pas juste une imitation de la réalité, ce qui ne serait pas très intéressant. Même si le roman était, disons, un roman réaliste, je pense qu’il ne chercherait pas à imiter la réalité. Mais si tu cherches un contexte historique pour ce roman, je dirais que c’est plus lié à l’histoire française qu’à l’histoire lituanienne, puisque j’ai vraiment utilisé des références à l’histoire de la France, plus spécifiquement à la Dynastie Carolingienne et à Charlemagne. J’ai lu beaucoup de livres à ce sujet. Mais comme tu disais, je ne suis pas un expert du Moyen Âge. Je pense que si des experts du Moyen Âge en France lisaient ce livre, ils trouveraient peut être quelques erreurs. Je ne sais pas, car je ne pense pas être un expert.
DM : Je ne pense pas qu’il y ait des erreurs, puisque ton livre… Tu t’inspires de certains évènements mais tu ne cherches pas à les décrire précisément.
TV : Oui, exactement.
DM : Je devrais préciser quelque chose. Une idée qui m’est venue en commençant… Pas en commençant mais pendant que je lisais ton livre. Comme tu l’as dévoilé, Saulina, ça parle de guillotine. Bon, il y a une mention de la guillotine mais, comme tu le disais, il y aussi une référence à Saint-Denys, un saint qui a perdu sa tête. Mais Saint-Denis a aussi été, à un moment, l’endroit où les rois étaient sacrés. Et je trouve cela marrant qu’ils aient décidé de sacrer des rois à Saint-Denis, car Saint-Denys a perdu sa tête. Et les rois français… Bon, techniquement un seul roi français a été décapité. Donc c’est une ironie qui ne m’était jamais venue à l’esprit, le fait que l’un des saints de la monarchie française c’est quelqu’un qui a été décapité. Ils auraient dû… S’ils avaient lu de quoi parlait le film ils auraient été moins surpris quand la guillotine lui a coupé la tête. Bref, revenons à ton…
TV : Tu sais qu’on peut couper cette partie ? [Rires] N’en dis pas trop !
DM : Comme je dis, ceci n’est pas scénarisé, ni édité, et c’est enregistré en conditions d’émission directe. Donc nous aurons sans doute quelques surprises. Hier soir tu nous disais que ce roman parle des faux prophètes et du fait que nous approchons sans doute la fin des temps. Qu’est-ce que la fin des temps selon toi, Tomas Vaiseta ?
TV : Si c’est selon moi, donc je suis aussi un faux prophète puisque je ne connais pas l’avenir. Je peux juste deviner. Jouer au jeu de deviner quel sera notre avenir. Mais oui, je pense que le personnage principal, Charlie, est un faux prophète, puisqu’il déclare que nous arrivons à la fin du monde et il en est très déçu. Il n’a aucun espoir en l’humanité et il ne voit plus qu’un avenir très triste. Je ne donne pas une réponse très claire dans mon livre. Qu’est-ce que cela veut dire, la fin du monde ? Mais j’y pensais beaucoup en écrivant ce roman, et j’y pense encore plus en l’ayant fini, puisqu’il a également ouvert une nouvelle voie pour moi. Ce que je veux… Non, pas ce que je veux dire, mais ce que Charlie essaye de dire à ma place –puisque ce monologue de Charlie est, en premier lieu, un monologue pour moi, non seulement pour le lectorat mais pour moi aussi…
Il [Charlie] me disait quelque chose et je crois que je suis arrivé à la conclusion que nous témoignons la fin de l’ère, ou de l’époque, des Lumières, qui peut être définie par trois composants principaux : l’invention de la machine à vapeur, qui a changé l’économie et les modes du travail. La révolution industrielle a eu lieu, et par son biais le monde a changé complètement, radicalement. Le deuxième composant c’est l’invention de l’humanisme comme système politique et philosophique –philosophique d’abord. Ce système déclarait que Dieu n’était plus au centre de tout. Et ainsi ce sont les êtres humains, l’humanité, qui est au centre. Ce qui veut dire que nous ne devons pas attendre une décision de Dieu sur le type d’ordre politique qui devrait régir sur Terre. Ce sont les gens peuvent décider. Et après la Shoah et la crise climatique que nous vivons actuellement, nous ne croyons plus en l’humanité comme il y a deux-cents ans. Et le troisième élément c’est un ordre politique. Les Lumières, je dirais, par le biais de la Révolution française –mais pas seulement par la Révolution française, bien sûr– ont créé ce nouvel ordre politique que nous appelons la démocratie libérale. Il y a évidemment d’autres ordres politiques, malheureusement il y a eu des totalitarismes, qui, d’une certaine façon, sont eux aussi liés à la Révolution française. Par exemple, les Bolchéviques imitaient des révolutionnaires du xviiie. Et nous voyons que ces faux qui ne cherchent pas notre paix, ils cherchent plutôt à approfondir notre anxiété de plus en plus, puisque leur but est juste d’obtenir plus de pouvoir. Ils ne veulent pas nous sauver, ils veulent diriger. C’est leur seule motivation, je dirais.
Et ces faux prophètes… Revenons à mon livre. Charlie est aussi un faux prophète, mais il en est un tout petit. Et j’ai créé ce petit faux prophète car je voulais me moquer des faux prophètes, puisque je pense que le rire, l’ironie, le sarcasme, le grotesque, l’absurde, sont les instruments les plus efficaces contre l’autoritarisme politique, le totalitarisme et contre tout acte antidémocratique. Donc on devrait peut-être changer un peu la façon de penser à nous-mêmes. Mais pour moi, le plus intéressant est le troisième composant. Si les Lumières ont créé la démocratie libérale, que produira cette ère « post-Lumières » ? Quelle sera cette nouvelle époque ? Je ne sais pas, je parle un peu comme un faux prophète, mais je n’en suis pas un, précisément parce que je ne sais pas. Mais en regardant ce qui se passe actuellement dans la vie politique, dans l’arène politique globale, je me disais que ces faux prophètes deviendront des chefs d’état. Encore une fois, dans un contexte historique, ceci n’est pas nouveau puisque pendant le déclin de tout empire il y a toujours un âge doré des faux prophètes. Mais le plus souvent ils étaient les conseillers des chefs d’état, pas les chefs d’état. J’adore cet exemple : Raspoutine était le conseiller du Tsar, il n’était pas Tsar, et ainsi de suite. Il y a, bien sûr, quelques terribles et tragiques exceptions, comme Hitler ou Lénine. Je pense qu’ils étaient aussi des faux prophètes, puis ils sont devenus chefs d’état.
On a eu ces sociétés totalitaires et des millions de meurtres. Mais maintenant, dans l’actualité, nous revoyons ces faux prophètes qui ne sont pas les conseillers de chef d’état. Ils deviennent des chefs d’état. Je pourrais donner quelques exemples mais je ne suis pas sûr de vouloir dire les noms. Mais il y a un exemple très évident des élections de cette année, au niveau global, très récemment. siècle. Malgré cela, l’ordre politique dominant pendant deux-cents ans a été… Je ne devrais pas dire « a été » mais « est », la démocratie libérale. Je pense que ces trois principales caractéristiques des Lumières sont en train de changer en ce moment, puisque la machine à vapeur est remplacée par l’intelligence artificielle. L’intelligence artificielle est en train de transformer notre économie. Elle change nos modes de travail. Je ne sais pas si vous utilisez l’intelligence artificielle dans l’industrie éditoriale, mais on l’utilise déjà dans les domaines scientifiques. On l’utilise déjà dans tous les champs. L’humanisme en tant que système politique et philosophique est transformé par le post-humanisme, puisque nous sommes déçus par l’humanité après la Shoah, et à cause des changements climatiques… de la crise climatique. Nous sommes vraiment déçus de ce qu’est devenue l’humanité. Et maintenant nous nous disons, « OK, l’humanité n’est qu’une espèce entre beaucoup d’autres, et peut être qu’elle n’est pas la plus importante, puisqu’elle est assez maléfique en réalité. Tu sais, elle a fait des trucs assez terribles pendant le siècle passé ».
DM : En t’entendant parler je me rends compte qu’Aux forges de Vulcain nous avons publié beaucoup de romans qui mettent en garde contre les « hommes providentiels ». D’un point de vue conceptuel, quelle est la différence… les différences, entre un homme providentiel et un faux prophète ?
TV : L’homme providentiel a raison, le faux prophète…
DM : avoir raison…peut L’homme providentiel
TV : avoir raison…peutIl
DM : Et le faux prophète a toujours tort…
TV : Le faux prophète s’en fout !
DM : Il s’en fout.
TV : Il s’en fout, car il s’en fout de l’avenir… Il a juste une autre…
DM : Je vois de quoi tu parles ! Si cela m’échappait avant, ce n’est plus le cas. C’es très… Merci beaucoup. Puisque tu clarifies quelque chose sur quoi on travaillait depuis un certain temps. Et en réalité, le faux prophète élu il y a quelques semaines n’est pas vraiment un homme providentiel. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi, mais maintenant je comprends, grâce à toi.
J’ai une question pour Saulina. Tu es éditrice, je sais que tu travailles sur le texte et pas forcément sur la partie marketing et communication. Mais j’ai une question à laquelle tu pourras peut-être répondre, si ce n’est pas le cas, dis-le-moi. Le roman de Tomas est sorti en Lituanie, il est sorti en France. En France, nous adaptons notre discours au lectorat Français. Nous cherchons des façons d’attirer leur attention vers ce roman. Et la façon dont vous l’avez présenté au lectorat lituanien est sans doute très différente. Comment en avez-vous parlé en Lituanie ? Comment, en tant que maison d’édition… Quels sont les mots que vous avez utilisés pour attirer l’attention du lectorat sur ce roman ? Est-ce que vous avez juste dit « c’est le roman de Tomas Vaiseta, notre plus grand romancier contemporain. Vous devez le lire. Pas besoin d’en dire davantage » ? Ou avez-vous un peu développé ce discours ?
SK : En réalité, Tomas est assez reconnu en Lituanie, puisqu’il a déjà écrit… Ce roman est son troisième ouvrage de fiction, et il a également écrit trois monographies, des travaux académiques. Donc, d’une certaine façon, tu as raison, puisqu’à la sortie de ses livres les gens le connaissent déjà et, je pense, ils font déjà confiance à son écriture. Pour moi, quand ce roman est sorti, c’était un grand évènement. Et je pense que le lectorat lituanien l’a ressenti de la même façon. Mais en effet, comme tu le dis, nous avons utilisé quelques mots. Nous avions parlé d’un « théâtre qui va jusqu’à la fin, jusqu’à la mort ». Et je crois que cette phrase était très attrayante pour le lectorat lituanien, puisque je ne pense pas qu’elle ait été utilisée auparavant. Donc oui, c’était ça le principal.
TV : Et tu as utilisé des chats.
SK : Et nous avons également utilisé des chats. Évidemment. Des chats, puisque je pense que tout le monde adore les chats. La plupart des gens.
TV : Sauf les gens qui aiment les chiens. [Rires]
SK : Sauf les gens qui aiment les chiens, oui.
DM : La personne qui s’occupe des relations libraires sur ce roman est Joanie, elle a lu et adoré le roman. Quand elle a vu nos premiers éléments de communication, et qu’il n’y avait pas de chats, elle nous a dit : « Vous avez un roman avec des chats et vous ne parlez pas de chats, vous n’imprimez pas des images de chats, vous n’envoyez pas des dessins de chat partout ! » Donc elle a commencé à le faire, et cela marche très bien. En France nous avons beaucoup d’amateurs de chats. Et je pense qu’ils aimeront le livre puisqu’il en dit beaucoup, des chats, et… Les chats sont-ils nos nouveaux dirigeants ? C’est une question, puisque nous parlions de dirigeants et de pouvoir. Les chats sont-ils les nouveaux dirigeants de l’humanité ?
TV : Tu sais ? Culturellement, les chats ont été traditionnellement représentés comme des êtres maléfiques, plutôt qu’au service du bien.
DM : Oui, très proches du diable.
TV : Exactement. Et je voulais changer cette représentation. Je n’aime pas voir les chats comme des êtres maléfiques, et dans ce roman je dis que les chats sont les vrais défenseurs d’un monde meilleur, d’un monde plus éclairé. Et ils se battent contre le mal. Et le mal c’est un petit oiseau qui s’introduit dans le roman, et qui commence à semer le chaos. Tout le monde comprend qu’il est méchant, qu’il est le vrai mal, même s’il est tout petit. Donc oui, les chats représentent le pouvoir du bien. Mais les chats ont plusieurs significations, puisque dans ce roman, d’une certaine façon, ils aident Charlie à faire le deuil de sa fille, car après la mort sur scène de chaque acteur, un nouveau chat arrive au théâtre. J’ai une histoire intéressante. Après avoir fini ce roman, on parlait à la mère de Saulina, qui nous a raconté que quand sa mère est décédée, un nouveau chat est arrivé à sa maison. Elle n’a pas dit que le chat était l’incarnation de l’âme de sa mère, ou quelque chose comme ça. Mais la signification symbolique pour moi était très claire : quand on perd quelqu’un qu’on aime, on obtient un chat. Et pour moi… Ce n’est pas une blague. Je n’essaye pas du tout de me moquer, je pense que c’est vrai. Les chats nous aident à traverser la douleur et le deuil.
DM : Je suis d’accord avec toi, mais je me demande si cet amour récent de l’humanité envers les chats n’est pas également un signe de la post-humanité. Petit à petit nous… Ou certaines personnes en tout cas… Je pense qu’il y aura un retournement à un moment, et nous devrons alors peut-être manger les chats… Je me rends compte que l’un de ces faux prophètes disait justement, en parlant des immigrés dans son pays, qu’ils « mangeaient des chats et des chiens ». Mais nous partageons le monde, et nous imitons peut-être les chats. Ou en tout cas nous considérons qu’ils ont peut-être compris des choses que nous avons oubliées. En y pensant, et revenant à ce que tu as dit, Saulina, il est vrai que ce qui a attiré mon attention quand tu m’as présenté ce roman, c’étaient deux choses : l’aspect théâtral, puisque Aux forges de Vulcain était une troupe de théâtre avant d’être une maison d’édition. Mais aussi le fait que l’un des co-fondateurs des forges est historien, médiéviste. Je trouvais cela… providentiel, de trouver autant de points d’intérêt dans ce roman. Et je suis très content d’être ici aujourd’hui. Le livre est sorti. Vous ne parlez pas français, mais est-ce que vous connaissez quelques mots en français ?
TV : C’est une question pour moi ?
DM : Oui ! Pour vous deux.
TV : Je connais juste trois mots… Bien sûr : « Mon ami, merci, bonjour, bon appétit ». Et si j’avais un peu plus de temps j’aurais peut-être quelques termes académiques. Tu sais… Pierre Bourdieu, oui, je connais beaucoup… Par exemple, mon historien préféré est Jacques Le Goff. Et beaucoup d’autres, donc je pense connaître quelques mots qu’ils utilisent. Mais pas en direct dans le podcast. Tu aurais dû me donner une quinzaine de minutes… [Rires]
DM : C’était complètement improvisé, et tu es excellent ! Tu as un bon accent, donc continue ! Et j’apprendrai le lituanien. Ce n’est pas une blague ! Je ne sais rien dire pour l’instant…
TV : Tu sais dire « labas ».
DM : « Labas. » Et comment est-ce qu’on dit « au-revoir » en lituanien ?
TV : « Viso gero. »
DM : Donc, au revoir. C’est la fin de notre émission. Merci beaucoup Tomas, merci beaucoup Saulina. Nous reviendrons avec d’autres aventures. À une prochaine !