Regarder en arrière avec Manuel Cervera-Marzal - EP. 1 et 2
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À l’occasion de la sortie de cette nouvelle édition du roman Un regard en arrière d’Edward Bellamy, Pauline et Alejandro ont préparé quelques questions concernant cette utopie socialiste par rapport au monde contemporain. Manuel Cervera-Marzal, politiste, sociologue spécialiste des extrêmes-gauches en Europe et postfacier de cet ouvrage, a discuté avec David Meulemans pour essayer d’y répondre. Cette mini-série est composée de quatre épisodes, disponibles sur toutes les plateformes, et dont les épisodes 1 et 2 sont retranscrits ci-dessous.
Épisode 1 : Le salaire unique.
David Meulemans Bonjour et bienvenue au podcast des éditions Aux forges de Vulcain. Nous sommes le jeudi 3 avril 2025. Je suis David Meulemans, éditeur, et je reçois aujourd'hui Manuel Cervera-Marzal.
Manuel Cervera-Marzal Bonjour David.
David Meulemans Merci Manuel de te joindre à nous. Manuel, tu es un auteur des forges, même si ça fait longtemps qu'on ne t'a pas accueilli pour une nouveauté, mais tu es un auteur multi-multi-publié. C'est quoi ta dernière actualité en tant qu'auteur ?
Manuel Cervera-Marzal Là, je suis dans une forme de diète tout à fait inédite pour moi. Ça fait, je pense, plus de trois ans que je n'ai pas publié de livre. Donc le dernier date un peu, mais c'était aux éditions 10-18 et ça s'appelait Résister, petite histoire des luttes contemporaines. L'idée était de faire une espèce de panorama des mobilisations sociales en France au cours de la dernière décennie.
David Meulemans D'accord, et toi tu es politiste ?
Manuel Cervera-Marzal Oui, politiste, sociologue.
David Meulemans Alors moi, j'avais échangé avec toi sur ton travail sur Podemos et tu avais aussi publié un livre sur les courants populistes de gauche en Europe.
Manuel Cervera-Marzal Oui, c'est ça, Podemos. J'ai travaillé quelques années en Espagne pour essayer de comprendre comment, comme ça, de nulle part, était sorti ce parti de gauche radicale qui avait quand même vraiment bouleversé la donne électorale dans le pays et puis après je suis allé voir du côté de la France Insoumise, bien évidemment, mais il y a eu beaucoup d'autres expériences un peu du même type : Syriza en Grèce qui était parvenu au gouvernement, avec une expérience du pouvoir assez douloureuse pour eux comme pour les Grecs mais... Oui voilà, ce courant populiste de gauche, je m'y suis beaucoup consacré au cours des dernières années.
David Meulemans Et il y a douze ans, tu avais publié... C'était ton premier livre, je pense ?
Manuel Cervera-Marzal Mais oui, c'était mon tout premier livre. Merci encore à toi et aux forges de l'avoir accepté à l'époque, cette histoire de la "pensée désobéissante", comme j'avais appelé ça, sur la question de la place et de la légitimité, ou pas, qu'avait la désobéissance civile dans des régimes démocratiques.
David Meulemans Désobéir en démocratie, il faudrait peut-être qu'un jour on fasse une nouvelle édition, ce serait bien, ce serait bien parce que c'est d'actualité.
Manuel Cervera-Marzal Oui ! Oui, ça l'est encore plus qu'à l'époque. En fait, quand je me suis attardé sur ces affaires de désobéissance civile, il n'y avait pas encore Extinction Rébellion, Dernière Rénovation, les Scientifiques en Rébellion. Évidemment, il y avait déjà des actions de désobéissance civile. Greenpeace, ça ne date pas d'hier, ça existait déjà en 2010-2012. Mais ça s'est démultiplié, ce type d'action. On voit aujourd'hui de plus en plus toute une jeunesse, alors une certaine jeunesse, assez urbaine, assez diplômée, etc., qui en a marre de signer des pétitions ou de manifester, qui se tournent de plus en plus vers de l'action directe, de l'action illégale, parce que dans la mesure où nos gouvernants, quand on s'adresse à eux, ils ne nous écoutent pas, voire même ils trahissent leurs promesses, il faut agir directement pour mettre fin à tout un tas de dispositifs industriels, techniques qui nuisent à la planète, y compris aussi la question du sabotage que moi je n'avais pas abordé à l'époque, parce qu'elle n'était pas encore... tout simplement dans les discussions, les réflexions et les pratiques militantes. Mais aujourd'hui, elle s'est à nouveau imposée.
David Meulemans Ça me fait penser à quelque chose, je préviens, chers auditeurs, que discuter avec Manuel, c'est passionnant et donc on va être en mode excursus. Voilà, on va avoir du mal à rester sur le chemin qu'on s'était tracé, mais quand je t'entends parler de jeunesse qui passe à l'action directe, je pense à un cas comme Luigi Mangione, cet Américain qui a tué le patron d'une société d'assurance médicale américaine en décembre.
Manuel Cervera-Marzal La première, même, je crois, la plus grande société privée d'assurance.
David Meulemans D'assurance médicale. Pour toi ça fait partie du même axe de réflexion ? Ou non, parce que c'est un engagement individuel et ce qu'il a fait, c'était une aventure solitaire et donc ce n'est pas un mouvement politique, mais ça a une signification politique sans être un mouvement.
Manuel Cervera-Marzal Évidemment, on parle d'un meurtre, d'un acte, je ne sais pas s'il faut le qualifier de terroriste ou pas, mais en tout cas, là, on est dans quelque chose qui est une situation limite. Mais en même temps, ce meurtre s'accompagne quand même d'un discours qui est un discours à teneur politique. Enfin, la lettre qu'a laissée Luigi Mangione, explique bien que le problème, en fait, c'est ce système complètement privé des assurances maladie qui plonge la masse dans la pauvreté et qui en même temps bénéficie à une ultra-minorité de privilégiés. Donc on ne peut pas non plus totalement nier la dimension politique de cet acte meurtrier. Oui, je pense qu'il faut réinscrire cet acte-là dans un continuum. Alors évidemment, qui dit continuum dit continuité, mais dit aussi des dégradations. Mais dans un continuum qui, si on va vers des formes d'action moins violentes, mais inclut le sabotage, inclut les actions illégales, et enfin, c'est triste à dire, mais je ne serais pas étonné en fait que ce meurtre-là soit annonciateur de – on ne le souhaite pas évidemment –, mais qu'il soit annonciateur de futurs actes de ce type-là, je pense que, pour parler d'un autre roman de science-fiction d'anticipation, Le Ministère du futur de Kim Stanley Robinson montre comment une association internationale clandestine de terroristes verts, là pour le coup des vrais écoterroristes, parce qu'aujourd'hui l'écoterroriste c'est un espèce d'épouvantail agité par les ministres de l'intérieur mais ça repose sur pas grand-chose. Kim Stanley Robinson montre comment en quelques années on peut s'attendre à voir effectivement ce type d'action se démultiplier et ça me semble un scénario possible.
David Meulemans Mais alors, en plus... Moi j'ai beaucoup pensé à l'affaire Mangione, il y a un aspect de l'affaire qui m'a touché d'une certaine façon, c'est que Mangione, il est italien, enfin, il est italo-américain, il vient d'une famille où l'identité italienne est restée très forte, ce qui n'est pas toujours le cas chez les italo-américains maintenant, et ça m'a fait penser à d'autres Italo-Américains qui étaient Sacco e Vanzetti. Parce qu'on s'approche des cent ans de la disparition... De l'assassinat d'État de Sacco e Vanzetti, et de manière générale c'était l'occasion de se rappeler que les États-Unis ont une effervescence intellectuelle très à gauche aussi, à certaines époques, mais depuis longtemps en fait, depuis le xixe siècle. Ce qui nous amène à l'objet de ta venue aujourd'hui, mais le but c'est que même quand on publie des textes anciens, qu'ils soient connectés à l'actualité ou qu'ils nous aident dans l'actualité. J'ai dit que tu étais auteur aux forges parce qu'on a publié ton premier livre qui était Désobéir en démocratie et aussi tu avais eu la gentillesse de postfacer notre traduction intégrale, qui était la première traduction – et la seule, c'est encore aujourd'hui la seule – d'un texte d'Edward Bellamy, Un regard en arrière qui est sorti en 1887. Je me tourne vers Alejandro, qui est dans la salle. Alejandro, l'assistant éditorial des forges, accompagné aussi de Pauline, assistante éditoriale aux forges qui m'ont proposé de faire cette petite série d'émissions avec toi qui sera donc en quatre épisodes. Et l'idée c'est, à partir d'Edward Bellamy et son texte Un regard en arrière, parler de questions plus contemporaines. Plus exactement, Un regard en arrière c'est l'histoire d'un jeune américain qui au xixe siècle s'endort, se réveille en l'an 2000 et décrit le monde qu'il voit. Ce sont à la fois des questions techniques et des questions politiques qui sont soulevées et Pauline et Alejandro ont proposé quelques questions qui étaient des sujets évoqués dans ce roman, sur lesquels on voulait recueillir ton avis et, notamment, et ça c'est l'objet du premier épisode, la question du salaire unique. Pas de pauvreté, pas de classes sociales. Est-ce que ça fait effectivement disparaître la pauvreté et les classes sociales ? Alors, je précise que tu n'es pas un spécialiste du salaire unique, mais ce qui m'intéresse, c'est à partir de ton regard de politiste qui est spécialisé dans les gauches. Est- ce que c'est ça, une de tes spécialités ?
Manuel Cervera-Marzal Oui, oui, oui, tout à fait, c'est exactement ça.
David Meulemans Justement, le salaire unique, il y a quelques années, c'était revenu en France, la question du salaire, enfin, « revenu ». Ça n'a jamais passionné la population générale, j'ai l'impression. Certains milieux militants étaient intéressés. Dans les groupes sur lesquels tu as pu travailler en Europe, est-ce que c'est une question qui est évoquée, le salaire unique, ou est- ce que ce n'est pas dans les programmes ?
Manuel Cervera-Marzal Le salaire unique, à ma connaissance en tout cas, c'est une proposition qui n'est jamais évoquée. Ce qui est évoqué, c'est la question du revenu universel, qui est l'idée qu'il y a un revenu de base que tout le monde toucherait, quelle que soit sa situation et qu’il soit en situation d'activité ou d'inactivité. Après, c'est compliqué parce que cette proposition de revenu universel ou de revenu de base, elle est défendue aussi bien par des groupes d'extrême gauche que par des penseurs d'un ultralibéralisme qui voient dans cette mesure une façon de dégraisser le mammouth, simplifier tout ce qui a attrait aux aides sociales en disant « en fait on supprime tout ça et toute cette machine bureaucratique qui doit gérer les cas individuels en fonction de ce à quoi chacun a droit pour créer quelque chose d'universel, donc d'assez simple ». Les montants varient, mais d'ailleurs ça aussi ça varie beaucoup selon que la mesure est portée par une droite libertarienne anarcho-capitaliste, ou l'extrême gauche, puisque du côté de l'extrême-gauche il y a l'idée d'avoir un revenu de base mais qui soit décent. Les propositions c'est 1500, 2000 euros. Du côté des libertariens, c'est plus bas. Et puis il y a la question aussi, évidemment qui clive aussi là-dessus, c'est comment on finance ça. Là, on parle bien d'un filet de sécurité auquel tout le monde aurait le droit. Dans ces propositions, il n'est jamais question de plafonner le salaire. On se souvient que dans le programme de 1980 de François Mitterrand, c'était 1 à 5, l'échelle des salaires. Il faut se rendre compte de ce que c'est aujourd'hui pour la France Insoumise et puis pour ses partenaires européens de la gauche radicale. Dans la plupart des programmes, c'est 1 à 20 la leur proposition. Je trouve que ça nous dit aussi combien on a reculé dans l'ambition qui peut être celle d'une certaine gauche qui s'assume de gauche. Il y a une proposition d'échelonnement des salaires avec une limite, comme ça, de 1 à 20. Sachant qu'aujourd'hui, les boîtes du 440, ce n'est pas 1 à 20, c'est 1 à 2000. Au xxe siècle, on était plutôt sur 1 à 200. Tout ça aussi nous dit quelle est la tendance. Mais le salaire unique, c'est proposé par personne, alors qu'en fait, me semble-t-il, c'est une mesure de bon sens, je pense qu’on trouverait plein d'arguments en faveur de cette mesure. C'est une mesure qui bénéficierait aux deux tiers de la population, puisqu'aujourd'hui en France, je fais le petit calcul comme ça, pour voir, ça donnerait 2700 euros si on mettait tous les salaires dans le même pot et qu'on redistribuait à parts égales entre toutes les personnes adultes, majeures. Ça nous donnerait 2 700 euros et en fait, comme il y a deux tiers des personnes... C'est un peu au-dessus du médian actuel. Donc beaucoup de gens auraient à y gagner, et puis un autre avantage de cette mesure, c'est qu'il ouvre aussi la fenêtre d'Overton mais cette fois-ci sur la gauche.
David Meulemans Oui, mais c'est le premier pas vers le sens du capitalisme, parce que ça veut dire que c'est un capitalisme global, mais au sens où on fait un capitalisme de la propriété collective. Qu'est-ce que je viens de dire ? Quelque part, Marx est en train de faire des vrilles dans sa tombe ! OK...
Manuel Cervera-Marzal Je sais pas si cette mesure toute seule, si demain comme ça – évidemment ça paraît très improbable –, mais si demain, comme ça, on met un salaire unique, est-ce que c'est forcément la sortie du capitalisme ? Ce n'est pas non plus certain parce qu'en fait aujourd'hui, c'est ce que montrent les travaux de Thomas Piketty sur les inégalités au xxie siècle, c’est qu'aujourd'hui les inégalités, c’est d'abord et avant tout des inégalités de patrimoine liées à l'héritage. Et à nouveau, l'héritage entre les années 1950 et les années 1980, il était taxé à plus de 60-70%, aujourd'hui on est retombés à quelque chose comme 20-30% sur les grandes fortunes. Bon, il y a la moitié des gens qui ne touchent pas d'héritage, il faut le dire aussi, tout simplement. Donc mettre un salaire égal, si tu ne touches pas à l'héritage, tu ne t'attaques pas non plus à ce qui constitue l'un des fondements importants du capitalisme, à savoir la propriété privée, propriété privée qui vaut pendant la vie des personnes, mais qui vaut aussi post mortem. Et là-dessus aussi, ce sont des questions que la gauche a très, très, très largement abandonnées. Là, il y a un livre d'une philosophe, Mélanie Plouviez, qui sort en même temps qu'un regard en arrière aux éditions La Découverte, qui s'appelle L'Injustice en héritage, et qui montre qu'au xixe siècle, le siècle de Bellamy, il y avait une réflexion foisonnante, et pas seulement chez les socialistes, utopistes, chez les marxistes, c'était quelque chose qu'on retrouvait chez les républicains modérés, radicaux, et même chez des penseurs libéraux à l'époque, sur cette institution qui est l'héritage.
David Meulemans Alors, moi je ne suis pas du tout politiste, mais on a l'impression que la pensée libérale du début du xixe siècle, elle se constitue contre les « Vile Masters of Mankind », c'est-à-dire les anciens grands propriétaires. Et donc cette idée que le vrai libéralisme, c'est le libéralisme où on commence à point zéro chacun. Sauf qu'en fait, on ne commence jamais à point zéro. C'est à dire qu'on a rajouté une couche de libéralisme sur un système de très, très fortes inégalités de départ. Donc oui, ça peut être défendu par une sorte de libéralisme. Est-ce que... Vraiment, moi je ne suis pas du tout politiste, je ne suis pas du tout chercheur ou universitaire, mais est-ce que c'est pas ça, l'écart entre le libéralisme et le néolibéralisme ? C'est-à-dire, le libéralisme qui est une doctrine un peu théorique, mais qui a une sorte de cohérence interne, et le néolibéraliste qui n'est pas une doctrine, en fait, qui est juste une manière de dire : « Nous sommes des libéraux, alors qu'en fait, ce qu'on veut, c' est qu'on rétablisse les anciens pouvoirs des “Vile Masters of Mankind”. » Je crois que l'expression, c'est Adam Smith.
Manuel Cervera-Marzal Oui, oui, je suis d'accord, le terme de néolibéralisme est très mal choisi et il est assez trompeur parce qu'il présente en fait les politiques des trente, des quarante dernières années en faveur des multinationales et des milliardaires, comme étant dans le prolongement de la philosophie libérale d'Adam Smith, qui était en fait une philosophie finalement, en un sens, assez égalitaire, puisque l'idée c'était d'avoir des petites entités économiques et pas des grandes concentrations comme on en a aujourd'hui, qui non seulement font la loi à l'intérieur même des entreprises, dans le domaine économique, mais qui font aussi la loi au sens politique tout court. Parce que ce sont leurs cabinets de conseil qui écrivent les projets de loi, c'est eux qui ont dix lobbyistes pour un seul député, donc oui. Là je te rejoins entièrement, le libéralisme en son sens originel, c'est à dire à la fois philosophique, mais aussi politique, de séparation des pouvoirs, d'État de droit, a très peu à voir avec ce qu'on appelle aujourd'hui néolibéralisme, à visage désormais ouvertement fasciste et qui renie, je pense, à peu près tous les fondamentaux du libéralisme classique.
David Meulemans Et bien je propose qu'on s'arrête là pour le premier épisode de notre réflexion qui était partie donc d'Edward Bellamy, Un regard en arrière, et sur cette question sur le salaire unique, qui est une question qu' on trouve dans le texte d'Edward Bellamy, mais qui n'existe pas vraiment dans la conversation collective actuelle. À la rigueur, ce qu'on peut trouver dans la conversion politique actuelle, c'est quelque chose sur le revenu universel.
Manuel Cervera-Marzal Oui, alors un petit mot quand même pour conclure, parce que je disais que cette proposition n'existait pas, mais un excellent magazine politico-militant, Frustration dont le rédacteur en chef est Nicolas Framont, a publié récemment, dans le dernier numéro de la revue, un petit texte de 4-5 pages, mais qui défend cette proposition du salaire unique. Pour toute personne qui souhaiterait creuser ce sujet, j'invite fortement à aller le voir. Ça reprend… Je ne sais pas si Nicolas Framont a connaissance du livre d'Edward Bellamy, il n'en parle pas, mais ça reprend des arguments qui sont extrêmement proches de ceux du docteur Leete.
David Meulemans Je lui enverrai un exemplaire. C'est donc la fin de ce premier épisode consacré à Un regard en arrière d'Edward Bellamy, roman du xixe siècle, traduit par Francis Guévremont aux éditions Aux forges de Vulcain, et nous accueillions aujourd'hui Manuel Cervera-Marzal.
Épisode 2 : La retraite à quarante-cinq ans.
David Meulemans Bonjour, nous sommes le 3 avril 2025, je suis David Meulemans, éditeur aux éditions Aux forges de Vulcain et je vous reçois aujourd'hui pour un deuxième épisode en présence de Manuel Cervera-Marzal.
Manuel Cervera-Marzal Bonjour David.
David Meulemans Bonjour à Manuel. On discute du monde contemporain à partir du roman Un regard en arrière d'Edward Bellamy, roman américain du xixe siècle dont Francis Guévremont vient de faire la première traduction intégrale. Un texte que tu avais gentiment postfacé il y a onze ans. Maintenant je t'accueille, pas particulièrement pour commenter le livre, mais en s'appuyant sur tes connaissances et ta pratique de sociologue et de politiste, pour parler dans le monde contemporain, dans la conversation contemporaine, de sujets qui sont abordés dans ce roman. Dans ce roman, notamment, la retraite est fixée à quarante-cinq ans et les gens travaillent de vingt-et-un ans à quarante-cinq ans. Donc c'est la question de la retraite. Là, pour le coup, on est vraiment dans un sujet qui est rebattu en Occident. J'ai encore vu qu'il y a quelques jours, le journal Le Monde a dit : « Même si l'âge de la retraite est encore repoussé, on sera encore en déficit un jour ou l'autre. » Donc voilà, je vais être très honnête, d'habitude, je lis les articles. Là le titre m'a tellement déprimé que je me suis dit que ce n'était pas la peine. Est-ce qu'il y a quelqu'un qui, aujourd'hui, défend la retraite à quarante-cinq ans ?
Manuel Cervera-Marzal Non, je pense que les mesures les plus radicales dans le champ politique, elles sont sur revenir à soixante-deux ans, parfois revenir à soixante ans, mais la tendance générale, si on regarde les démocraties européennes, elle est plutôt – évidemment que ça dépend d'un pays à l'autre –, mais de repousser de soixante-quatre à soixante-cinq, en Belgique maintenant c'est soixante-sept. Même récemment, la Commission européenne proposait aux Estoniens de repousser à soixante-et-onze ans, alors que l'espérance de vie de là-bas est de soixante-dix ans, quelque chose comme ça. Ça dit le niveau d'absurdité dans lequel sont tombés nos technocrates.
David Meulemans Alors en Estonie ils ont une passion pour la littérature de l'imaginaire et notamment les récits de zombies. Donc les gens qui travaillent après leur mort. Non, je plaisante, le peu que je connais de la littérature estonienne ne me laisse pas penser qu'ils ont une passion pour les zombies, mais...
Manuel Cervera-Marzal Ceci explique peut-être cela, ouais... Non, il n'y a personne qui propose ça, mais c'est dommage parce que ce serait faisable en réalité. Ce serait faisable parce qu'aujourd'hui on travaille beaucoup trop, on travaille beaucoup trop longtemps et on pourrait considérablement réduire notre temps de travail. En réalité, il y a des mesures très simples. Il y'a quelque chose de base qui s'appelle la publicité, le marketing qui vise à créer des besoins qui sont des besoins artificiels et des besoins superflus. Je vais donner un exemple parmi mille autres, mais par exemple les vêtements aujourd'hui qu'on a sur la surface du globe terrestre, on a de quoi habiller la planète entière jusqu'à 2100, il n'y a plus besoin de produire un seul pull, un seul jean, un t-shirt. En moyenne, d'ailleurs, un français, une française utilise, je crois que c'est pas plus de dix-huit fois – c'est une moyenne mais c'est pour dire tout ce qu'on gâche tout ce qu'on jette –, pas plus de dix-huit fois un pantalon ou un t-shirt et ensuite c'est jeté. Donc on n'a plus besoin de produire de vêtements. Pour la nourriture, on est 8 milliards aujourd'hui sur Terre et on produit chaque jour de quoi nourrir 12 milliards de personnes. Dans une ville comme Paris, on jette chaque jour de quoi nourrir 400 000 personnes. Donc vous voyez, tout ça, c'est des choses qu'on produit en plus, pour rien. Et là, j'ai pris que l'exemple de l'alimentation et de...
David Meulemans C'était déjà chez Platon, il y avait cette idée de s'alimenter, se vêtir, avoir un toit, et il y en avait un quatrième, se défendre.
Manuel Cervera-Marzal Je parle même pas de toutes ces armes qu'on produit, au pire pour faire la guerre, au mieux pour rien parce que c'est juste de la dissuasion, donc on ne s'en sert pas vraiment. Il y a les armes, il y a aussi quand même tout ce qui concerne l'électronique, la technologie, toute l'obsolescence programmée, nos imprimantes, nos ordinateurs, les ampoules, les bas en nylon, toutes ces choses-là. Donc en fait, si on fait le calcul, il y a des gens qui se sont amusés, mais ce n'est pas drôle, c'est très sérieux en réalité, à le faire. Je pense à quelqu'un comme l'historien Jérôme Baschet, par exemple, qui a beaucoup étudié ce que les Zapatistes dans l'état du Chiapas, au Mexique, avaient mis en place parce que là c'est vraiment une forme de société qui, précisément, vise à se défaire de tout ce travail excédentaire et inutile. Lui, Jérome Baschet, explique qu'aujourd'hui, au lieu de travailler quarante heures par semaine, on peut, et les zapatistes le montrent, travailler seize heures par semaines. Lui, il le fait sur le temps de travail hebdomadaire, mais en fait, on peut tout à fait faire ça, ce raisonnement on peut l'appliquer sur le temps de travail cumulé au cours d'une vie. Et du coup, au lieu de travailler jusqu'à soixante ou soixante-cinq ans, on pourrait, effectivement, probablement s'arrêter entre quarante et cinquante ans. Quand on pense aussi, et là, c'est l'anthropologue... David Graeber qui a travaillé sur les bullshit jobs, tous ces travailleurs – et dans les pays occidentaux ça représente quand même environ 25 à 30% de la population active –, des gens qui estiment que leur travail est au mieux inutile, au pire nuisible pour eux-mêmes, pour la société et pour la nature. 30% des gens qui estime qu'en gros leur travail, il faudrait le supprimer. Donc ça aussi, ça veut dire quoi ? Ça veut dire un tiers de la population qui arrête de faire ce qu'elle fait et qui se met à faire des travaux réellement utiles. Donc tous ceux qui sont sur des travaux utiles voient, de manière logique, baisser leur temps de travail. Et puis le dernier exemple que je prendrais en compte, après l'obsolescence programmée et les bullshit jobs, c'est tout simplement le chômage. C'est absurde, il y a d'un côté des millions de gens qui travaillent mais qui s'épuisent à la tâche et qui voudraient travailler moins, et de l'autre côté il y en a d'autres et des millions aussi qui sont dans la misère, qui crèvent la gueule ouverte et qui ne demanderaient qu'à travailler. Bah répartissons mieux le travail. Et en fait, en cumulant ces différentes mesures, oui, je ne sais pas sur combien on tomberait, parce que c'est évidemment des calculs d'une complexité assez élevée, mais on pourrait facilement gagner dix ans...
David Meulemans Mais alors, moi ça me fait penser à quelque chose parce qu'en fait Un regard en arrière, ça appartient à ce genre littéraire devenu assez rare qui est le genre de l'utopie, même si en lisant le texte on peut lui trouver des accents dystopiques, mais les accents dystopiques, c'est vraiment le contexte de lecture qui les rajoute, puisque c'était vraiment conçu par son auteur comme une utopie. Mais ça me fait penser à quelque chose, c'est que l'autolimitation, par exemple, de la consommation chez les individus, c'est quelque chose qui est possible par une forme de sobriété. Mais pour les entreprises, est-ce que l'autolimitation n'est pas quelque chose qui, dans un système concurrentiel, revient à créer un désavantage concurrentiel ? Et l'idée c'est toujours que l'utopie est généralement avare de détails sur la période de transition, comment on passe d'un système à l'autre. Parce que, j'ai l'impression que… Est-ce qu'une entreprise qui... C'est pour un ami, il est éditeur, et il se pose des questions là-dessus, mais il se dit que s'il travaille dix-huit heures par semaine, ça va être dur pour la maison d'édition, voilà.
Manuel Cervera-Marzal Ça commence par "Meule" et ça finit par "mans", mais on n'a pas plus d'indication.
David Meulemans Et donc, je pense que justement toi, tu es vraiment la bonne personne pour y répondre parce que finalement, comme tu as aussi travaillé sur des mouvements politiques qui pensent la transition et tu as travaillé sur des mouvement très différents, c'est-à-dire des mouvement qui sont vraiment dans le jeu politique et donc qui travaillent à la conquête du pouvoir, et des mouvements qui eux sont plus, je ne sais pas, à la Gandhi, « be the change you want to see in the world », et donc qui eux sortent de ce système, ou en sortent en grande partie. Comment on va vers l'utopie ?
Manuel Cervera-Marzal Elle est compliquée la question que tu poses parce que, par exemple, des entreprises aujourd'hui, dans un cadre tout à fait capitaliste, qui font l'expérimentation de passer de la semaine de cinq jours à la semaine de quatre jours, il y en a eu plusieurs centaines qui l'ont fait en Grande-Bretagne récemment. Et globalement leur productivité est resté équivalente, voire même a légèrement augmenté. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons, mais l'une des raisons assez évidentes c'est tout simplement : les gens étaient plus reposés, ils travaillaient quatre jours, donc il y avait moins d'arrêts maladie, moins d'arrêts de longue durée, puis quand ils étaient là, les quatre jours, ils étaient peut-être plus heureux et aussi avec plus d'entrain dans le travail. Après, là, c'est pour passer de cinq à quatre jours, ce n'est pas non plus énorme. Si on imagine une réduction drastique du temps de travail, enfin, disons de la moitié, tout de suite, effectivement, ça pose une vraie difficulté que tu soulèves très bien. C'est qu'en fait, si toi, tu le fais seul, c'est comme un suicide économique. Ce problème d'agir seul se pose très souvent, c'est comme le débat de l'époque entre Staline et Trotsky, avec Staline le socialisme dans un seul pays et Trotsky qui lui répond « bah non, le socialisme dans un seul pays c'est forcément voué à échouer, il faut propager la révolution dans les pays voisins et en Europe, sinon on va être asphyxiés économiquement mais même militairement », c'est exactement ce qui s'est passé. Et donc la transition, elle ne peut pas se faire seule, en effet. Tu citais Gandhi... « Be the change you want to see in the world », d'un point de vue moral, et puis en termes d'épanouissement individuel, on comprend ce que ça veut dire : c'est l'idée d'être en cohérence, de mettre les moyens en cohérence avec la fin vers laquelle on veut aller. Tout ça, c'est très beau, c’est très utopique en un sens vulgaire du terme. Mais ce n'est pas très réaliste et donc, face à ça, l'alternative, c'est quoi? L'alternative c’est de s'en prendre de manière collective et même globale aux structures économiques, sociales, politiques de notre monde pour les modifier. Sauf que ça... C'est là, me semble-t-il, qu'Édward Bellamy a une vision peut-être un petit peu irénique des choses. Il imagine que ça se fera de manière douce, une transition presque consensuelle, où finalement l'ensemble du corps social s'apercevra par la force des choses et progressivement qu'il est dans son intérêt de transiter du capitalisme au collectivisme. Mais ça, c'est là que moi, ça me paraît très peu probable, parce qu'en réalité, aujourd'hui, dès que des syndicalistes ou des militants écologistes s'en prennent à une multinationale du béton, du BTP, de ce que vous voulez, elles réagissent tout de suite en appelant la police. Et la police, elle est là quand même en tant que milice aussi du capital. Cette transition par la force des arguments, cette transition douce, cette transition négociée, j'y crois assez peu parce que c'est une façon d'occulter le fait que, tout simplement, il y a des intérêts dans notre monde et que ces intérêts, quand bien même tu démontres aux puissants qu'ils sont en tort, leurs intérêts sont toujours là, ils vont les défendre et les défendre…
David Meulemans En fait, notre discussion peut sembler un peu théorique, mais je peux parler d'une expérience très concrète d'observateur. C'est que ces jours-ci, j'essaye d'utiliser moins Meta et d'abandonner certains des outils Meta parce que Zuckerberg a fait sa révolution fasciste personnelle.
Manuel Cervera-Marzal Masculiniste.
David Meulemans Voilà, il a tout fait. Il a coché toutes les cases. Et je me suis retrouvé à utiliser plus un réseau social que j'utilisais très peu, qui est LinkedIn. Et LinkedIn c'est intéressant parce que c'est des gens qui sont diplômés. Pas nécessairement les mêmes diplômes que nous, parfois, qui avons plutôt des diplômes de sciences-humaines. On va dire beaucoup de gens qui ont des diplômés d'ingénieur ou des diplômes d'école de commerce. Et on sent quand même chez eux, pas chez tous, mais peut-être l'anxiété des bullshit jobs chez certains. Sauf que tu as l'impression qu'il y a toujours un moment où ils craquent et ils décident d'aller élever des chèvres, ou de faire des trucs comme ça, ou d'essayer de créer des projets qu'ils présentent comme étant des projets à fort impact, mais qui sont en fait des sorties du système de compétition, où ils se font écraser. Et en fait, soit ça entraîne une dégradation objective de leurs conditions de vie – ils ne sont pas trop à plaindre non plus, parce que généralement c'est des héritiers, pas tous, mais... Même s'il y a une amélioration subjective de leurs conditions de vie parce que parfois ils sont plus heureux tout simplement mais c'est marrant, enfin c'était extrêmement instructif parce que quand on débarque sur un réseau social dont on ne connaît pas les usages on est un peu le zoologue qui découvre un nouvel environnement naturel avec des animaux étranges, ça nous saute aux yeux. Quand on est dedans, on ne voit plus ce type de choses, mais c'est très, très frappant que... En fait, je pense que l'anxiété sur les bullshit job, elle est très forte. Sur LinkedIn, les gens passent leur temps à expliquer que ce qu'ils font est important, mais en fait ils sont en train de professer le fait qu'ils sont conscients, ou ils ont l'intuition, que ce qu'ils font n'est pas important et n’a pas de sens, et je trouve ça fascinant, et en même temps moi ça me... À la fois c'est le réseau de l'enfer, mais ça m'inspire de la sympathie pour les gens, parce qu'on voit la souffrance. Donc ça veut dire que s'ils sont capables de souffrir de cette situation, c'est que c'est vraiment nos frères humains, ce ne sont pas des monstres non plus. On va peut-être s'arrêter là pour cet épisode parce que là c'est vraiment en train de partir complètement...
Manuel Cervera-Marzal C'est un vrai sujet. Parfois, les journalistes… En ce moment, ils font leur dossier sur la grande démission, comme ils appellent ça. T'as dit les chèvres, mais il peut devenir, je ne sais pas, une fromagerie, quiet quitting, etc. Et puis, c'est aussi le thème de la bifurcation, parce que maintenant, parfois, c'est les jeunes diplômés, souvent des grandes écoles, de commerce ou d'ingénieurs, qui ne sont pas encore rentrés dans le monde du travail, mais qui déjà, en fait, affirment haut et fort, « on ne fera pas ce pour quoi on a été formés, parce nous, travailler pour Total, même si on est payé avec un salaire à cinq ou six zéros, ça suffira pas à nous acheter » .
David Meulemans J'en ai un souvenir imprécis, mais il y a quelques années, c'était à Agro-Paris Tech, il y avait eu un discours des étudiants, et deux ans après, je me suis retrouvé dans une conférence où à côté de moi, il y en avait un de ces étudiants qui est devenu cinéaste, et qui fait des films, des court-métrages, moyens-métrages, c'était à l'Académie du Climat dans le centre de Paris. Ce sont des court-métrages où, notamment dans l'un d'entre eux, le héros s'endort et se réveille dans un monde alternatif où la bifurcation énergétique dans les années 1970 a été différente. C'est-à-dire, pas de nucléaire, fin des énergies fossiles, et voilà. C'était marrant, je n'y avais pas pensé, mais il y a, d'un point de vue narratif, un peu les mêmes petits défauts que dans Un regard d'arrière. C'est à dire, c'est très descriptif, il n'y a pas de rebondissement, c'est moins romanesque. Mais ça permet une forme d'exposition à des nouvelles idées, puisqu'en fait il vit pendant trois jours en faisant beaucoup de vélo, en faisant de la carriole au lieu d'avoir des voitures, en cuisinant beaucoup, en passant un petit peu de temps tous les jours à cultiver. Après, la question que je me pose toujours, c'est si ce retour à une forme d'indivision de l'économie collective, ce n'est pas aussi un fantasme. Je ne sais pas, je pense à tous les gens qui dans ma famille étaient agriculteurs et rêvaient de quitter la terre. Mais bon, on s'arrête là pour ce deuxième épisode. C'était le deuxième épisode de notre discussion en quatre épisodes avec Manuel Cervera-Marzal. Cette discussion portait sur les échos dans le monde contemporain du texte Un regard en arrière d'Edward Bellamy, traduit par Francis Gévremont au bénéfice des éditions Aux forges de Vulcain.