Regarder en arrière avec Manuel Cervera-Marzal - EP. 3 et 4
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À l’occasion de la sortie de cette nouvelle édition du roman Un regard en arrière d’Edward Bellamy, Pauline et Alejandro ont préparé quelques questions concernant cette utopie socialiste par rapport au monde contemporain. Manuel Cervera-Marzal, politiste, sociologue spécialiste des extrêmes-gauches en Europe et postfacier de cet ouvrage, a discuté avec David Meulemans pour essayer d’y répondre. Cette mini-série est composée de quatre épisodes, disponibles sur toutes les plateformes, et dont les épisodes 3 et 4 sont retranscrits ci-dessous.
Épisode 3 : L’éducation égalitaire et unique.
David Meulemans Bonjour, nous sommes le jeudi 3 avril 2025, je suis David Meulemans, éditeur aux Éditions Aux forges de Vulcain et je reçois aujourd'hui Manuel Cervera-Marzal.
Manuel Cervera-Marzal Bonjour David.
David Meulemans Qui n'est pas rancunier quand j'écorche son nom, voilà, merci beaucoup Manuel. Et on parle du monde contemporain, mais à partir d'un angle un peu particulier. On parle de monde contemporain à partir des idées d'Edward Bellamy, écrivain américain, qui au xixe siècle a écrit et publié Un regard en arrière, une utopie, où un jeune américain du xixe se retrouve en l'an 2000. C'est d'ailleurs – tout à l'heure on en parlait –, c'était le troisième texte le plus lu sur le sol américain au xixe siècle, après la Bible et La Case de l'oncle Tom. Donc j'hésite à faire une grande affiche. « Vous avez aimé la Bible, vous avez aimé La Case de l'oncle Tom, vous aimerez Un regard en arrière d'Edward Bellamy.
Manuel Cervera-Marzal Je vote pour.
David Meulemans Et on réfléchit, on discute, à partir de questions qui ont été écrites et pensées par les deux assistants éditoriaux des éditions Aux forges de Vulcain, Pauline et Alejandro, qui sont là et qui n'ont pas de micro... Et c'est vrai que c'est la répartition très étrange du pouvoir, même dans ce studio d'enregistrement. Alors, le sujet de ce troisième épisode, ça va être le système éducatif égalitaire et unique pour tous et toutes, et comment à partir de ces études tout le monde se voit attribuer un travail. Est-ce qu'aujourd'hui l'idée d'un système éducatif unique, c'est toujours un sujet dans les extrêmes gauches européennes ?
Manuel Cervera-Marzal Oui, quand même, on voit que la donne aujourd'hui c'est la prolifération des formations privées, et c'est à tous les niveaux. Quand on regarde à l'université, mais bon évidemment dans le secondaire et en réalité dès le primaire, il y a deux indicateurs qui sont assez simples. C'est un, la proportion des élèves qui vont dans des systèmes, et il y en a plein, des systèmes privés, évidemment, il faudrait les différencier aussi. Mais on voit que depuis une trentaine d'années elle va croissant. Et puis il y a, tout simplement, puisque ce sont des systèmes privés, le chiffre d'affaires aussi, qu'on peut mesurer, notamment dans le secondaire et le supérieur, de ces différentes écoles privées. Il explose. Cette donnée-là, elle remet au cœur de l'agenda politique la question scolaire et la question d'un système unique et d'un système public qui de fait se retrouve à la fois de moins en moins financé, puisque ça c'est quelque chose qui frappe l'ensemble des services publics, les politiques d'austérité, mais qui se retrouve aussi de plus en plus ségrégué puisqu’assez logiquement, les plus favorisés fuient ce système qui fuit par beaucoup de côtés et se retrouvent dans le privé. Donc oui, bien sûr, ça devient un enjeu politique. Ça l'a toujours été, l'attachement à l'école laïque, gratuite et publique est l'un des combats fondamentaux des républicains au xixe siècle et puis de la gauche au xxe siècle, mais voilà qu'ils retrouvent une nouvelle actualité aujourd'hui avec l'emprise croissante, enfin la marchandisation croissante du système éducatif.
David Meuelemans Moi ça me fait penser à quelque chose, là encore c'est très naïf de ma part, mais au cours de ces épisodes on évoque à certains égards des choses qui se sont transformées en biens, alors qu'on peut estimer que ce sont des choses qui ne devraient pas être dans le marché des biens. C'est à dire la nourriture, le vêtement, le logement, l'éducation. Est-ce qu'il y a des gens qui pensent à une sorte de capitalisme bien compris, qui diraient : « Mais non, pour que le capitalisme fonctionne bien il faudrait que le capitalisme ne touche pas à ces objets-là. » Parce que finalement, par exemple, on produit des SDF, ils sont produits par l'organisation sociale et d'une certaine façon un SDF – c'est très cynique et même Bellamy-esque comme manière de prononcer les choses, c'est à dire c'est un peu inhumain – est-ce que ça ne serait pas dans l'intérêt du capitalisme qu'on donne du logement gratuit aux SDF, qu'on les nourrisse, de manière à ce qu'ils deviennent des ouvriers, ou des cadres, ou qu'ils soient des travailleurs ? Il n'y a plus personne qui défend un capitalisme comme ça. Remarque, est-ce que ce capitalisme, même théoriquement a-t-il existé, en fait ? C'était la pensée libérale du début du xixe siècle ou même pas ?
Manuel Cervera-Marzal Pour moi, ce que tu décris là, c'est la pensée sociale-démocrate d'un Keynes. C'est ça, cette idée qu'un capitalisme qui fonctionne bien, c'est un capitalisme, qui s'appuie sur un État qui est à la fois un État de droit, qui garantit une série de libertés individuelles et fondamentales, mais qui est aussi, en plus de l'État de droit, un État social. C'est à dire un État qui soustrait à la logique du marché, à la logique de la concurrence, à la logique la propriété privée, un certain nombre de biens, tu as dit, à savoir, notamment, les biens fondamentaux : la santé, l'éducation, peut-être aussi le logement, après il y a des discussions. Mais ça, ça a existé et c'était l'origine historique d'institutions comme la Sécurité Sociale, comme le système de santé qu'on a ici, la NHS en Grande-Bretagne.
David Meulemans Oui, l'État-Providence ?
Manuel Cervera-Marzal Donc l'État-Providence, c'est ça, ce qu'il y a, c'est qu'aujourd'hui, des socio-démocrates, il n'y en a plus beaucoup parce qu'ils se sont, dans une grande mesure dans les années 1980, sous l'égide de Mitterrand, de Tony Blair et de Gerard Schröder, convertis à la mondialisation néolibérale. Au départ, leur idée c’était : il faut accompagner la mondialisation néolibérale pour l'infléchir dans un sens humain, dans un sens de concilier efficacité économique et justice sociale. En réalité, en voulant l'infléchir, ils l'ont surtout accompagnée, ils s'y sont entièrement convertis. Donc oui, effectivement, aujourd'hui, il n'y a plus personne qui défend cette espèce de capitalisme moral ou régulé.
David Meulemans C'est le mot mondialisation qui m'y a fait penser, c'est qu'en fait on enregistre cette émission à un moment très particulier, où hier à 22 h Donald Trump, au début de son deuxième mandat, a fait une conférence de presse un peu lunaire où apparemment il revient quatre-vingt-dix ans en arrière, au minimum. En fait, il ne revient même pas quatre-vingt-dix ans, parce qu'il revient au-delà, vers un système douanier tarifaire très stricte, des rapports de force, la fin de la mondialisation, et en fait ce qui est très frappant c'est que c'est présenté comme du libéralisme. Mais en réalité c'est une forme d'extrême autoritarisme sur les questions économiques qui apparaît. Et ça me fait penser à notre ami Edward Bellamy, c'est à dire... D'une part, il y a quelque chose dans ce que fait Trump, qui, à mon avis, est une leçon intéressante, c'est qu'on a une habituation aux événements politiques qui fait qu'on a du mal à se dire que tout peut changer. C'est-à-dire : un parti politique existe depuis quinze ans, on pense qu'il sera toujours là. C'est-à dire : les gens pensaient que le Parti Socialiste serait toujours là, hop, il n'est plus là. Enfin, pardon, j'espère que Raphaël Glucksmann ne nous écoute pas régulièrement...
Alors, point de détail, Edward Bellamy faisait partie d'un courant politique américain qui s'appelait le nationalisme. Qui ne définit pas ce qu'on entend par le nationaliste aujourd'hui, à l’époque c'est un mouvement de nationalisation massive. Et ça va me permettre de rejoindre la question que je t'avais posé sur l'éducation, puisque chez lui la question d'éducation est très liée au monde du travail. Mais d'une manière beaucoup plus autoritaire, collectiviste ? Directiviste ? Comme, on anticipe, et comme, je pense, seuls la Chine de Mao et la philosophie du Juché ont essayé de le faire, c'est-à-dire l'emploi qu'on a est lié directement à nos études, et en plus, plus précisément, pas nécessairement à ce qu'on a voulu faire, mais à l'efficacité qu'on apporte à la collectivité. Ça, en dehors du Juché, même dans la Chine contemporaine, ça n'existe plus. Donc en dehors du Juché, cette idée, il y a encore des gens encore qui la défendent ? Ou…
Manuel Cervera-Marzal Non, j'ai l'impression que là, pour le coup, il y a énormément d'aspects dans son livre où il est extrêmement visionnaire et où ce qu'il propose, je trouve que ça aurait été écrit en 1887, ça aurait pu être écrit en 2025, ça passe en fait. On peut y croire. Mais sur ça, sur ce côté ultra-directiviste, ultra-autoritaire, au sens où en fait c'est tout simplement la puissance publique, c'est la Nation, comme il dit, qui décide ce que chaque individu, lorsqu'il sort du système scolaire, va occuper comme emploi. Et cette décision, elle dépend de quoi ? Elle dépend de : là où t'es le plus compétent, c'est là où on va te mettre, indépendamment de tes souhaits, de tes goûts, de tes appétences. Ça, ça me paraît presque un retour en arrière par rapport à ce qu'on a aujourd'hui. Où même si on sait que c'est illusoire, on a aujourd'hui, en principe, je dis bien que c'est dans les principes, mais en réalité, on a une liberté de choix et d'orientation. C'est horrible ce que je dis là, parce que je suis sociologue, toute la sociologie démontre que cette liberté est biaisée, tronquée, et que...
David Meulemans Non, c'est-à-dire qu'on peut objectivement ne pas avoir la liberté, subjectivement le sentiment de liberté. C'est ça, l'être humain en fait, c'est l'écart entre le moraliste et le sociologue.
Manuel Cervera-Marzal Et cet écart objectif-subjectif... Ouais, ce qui est intéressant aussi dans le roman de Bellamy, c'est que les individus sont donc assignés de manière assez autoritaire à tel ou tel métier. En fait, ils sont heureux de ça parce que...
David Meulemans Parce que c'était Bellamy qui a écrit le roman ?
Manuel Cervera-Marzal Ouais, parce que c'est Bellamy qui a écrit le Roman, oui. Certes, mais il a quand même un argument qui est à prendre en compte, c'est qu’il dit : « Finalement, ton métier t'est imposé, mais tu t'en satisfais et même tu t'y épanouis parce que tu sais que tu fais ça pour le bien de la collectivité. » Et chez lui, il y a cette idée qu'un individu est épanoui lorsqu'il accomplit son devoir civique, qu'il sacrifie ses intérêts individuels sur l'autel de l'intérêt collectif. Alors, aujourd'hui, on pense l'exact inverse. C'est ça, en gros, l'idéologie néolibérale. C'est : soit entrepreneur de toi-même, écrase les autres pour réussir, ne pense qu'à ta gueule. Ce n'est jamais dit dans des termes aussi crus que ce que je viens de faire là, parce que ce n'est pas dicible dans des termes aussi crus. Mais c'est ça, la méritocratie. On met quelques oripeaux, mais en gros c'est un discours extrêmement individualiste de chacun pour soi, où l'intérêt individuel passe avant l'intérêt collectif. Et c'est même bien, puisque l'idée de la main invisible, c'est que ce n'est pas grave que tu penses à toi avant tout, parce qu'au final, par une espèce d'opération du Saint-Esprit ou de la Main invisible, le fait que chacun cherche à maximiser son propre bien créera un optimum pour le collectif. En tout cas, chez Bellamy, ça vient percuter le sens commun qu'est le nôtre aujourd'hui. Que l'individu doit primer sur le collectif. Lui, c'est vraiment le miroir totalement inversé de ça.
David Meulemans Il y a un sens commun, et ça je m'adresse à celui qui a travaillé sur des mouvements politiques associatifs où il y a beaucoup de jeunes. Ce qui me frappe sur les dernières années, c'est le nombre de jeunes gens qui se créent énormément de devoirs, c'est-à-dire se disent « ce que je fais ne doit pas détruire l'environnement, faut-il avoir des enfants parce que les enfants, ça peut détruir l'environnement ? » C'est-à dire qu'en apparence, on sort d'une société qu'on pourrait caricaturer comme une société de jouissance, et j'ai l'impression qu'il y a une bascule qui se fait. Mais se fait-elle vraiment ? Parce qu'en fait, si tu prends une classe d'âge, il y a des diversités de situations sociologiques très, très différentes et donc d'opinions politiques. Mais aujourd'hui, se dire « je pense à l'intérêt collectif et quand je satisfais l'intérêt collectif, je suis content », ça fait très Moscou 1953 comme phrase. Mais il y'a quand même quelque chose qui est pour moi à la fois une source d'espoir, mais aussi une source d'interrogation quand j'entends des jeunes gens, des étudiants, qui se projettent dans une société de devoirs vis-à-vis de la nature, vis-à-vis des minorités… Après, sont-ils nombreux ?
Manuel Cervera-Marzal Oui, ces devoirs que cette jeunesse ou une fraction de cette jeunesse s'impose, et qui sont des devoirs qui visent à préserver, comme tu viens de le dire, la nature et les minorités. Enfin, pour moi, il n'y a rien de problématique là-dedans, parce que, un, c'est une idée de justice environnementale, justice sociale, et deux, ces devoirs, ils sont imposés par eux-mêmes, en fait. Donc, un devoir que tu t'imposes à toi-même, ce n'est plus tout à fait un devoir, c'est déjà...
David Meulemans Chez Rousseau, « le devoir qu'on s'imprime à soi-même est liberté ».
Manuel Cervera-Marzal C'est exactement là que je voulais en venir, et donc ça n'a rien à voir avec des devoirs... On pourrait plutôt, de manière plus précise parler d'injonctions, qui te sont imposées par le système marchand, par le système publicitaire, par... Tout simplement le système capitaliste, l'injonction à travailler parce que si tu ne travailles pas tu n'as pas de salaire, et si tu n'as pas de salaire tu es à la rue et tu ne peux pas te nourrir, ça c'est autrement plus problématique, parce que ce sont des injonctions qui viennent de l'extérieur sans qu'à aucun moment tu aies pu te prononcer là-dessus et en plus elles créent des inégalités, de la souffrance, de la misère... Mais pour nuancer un tout petit peu ça, sur cette jeunesse aussi, qui penserait avant tout aux autres et à la nature etc. J'entends ce que tu dis, mais ce n'est pas non plus tout à fait vrai, pour une raison, c'est qu'en réalité, aujourd'hui, dans les milieux militants auprès desquels j'enquête, ce que je vois beaucoup, c'est une mise à distance du militantisme du siècle passé, notamment du militantisme qui se pratiquait dans les milieux communistes, avec l'idée que le parti était tout et que je devais sacrifier mon temps personnel, mes loisirs à la Cause, avec un grand C. Désormais, on est revenu de ça. Et dans les espaces militants, il y a beaucoup de cercles qui font attention à ce qu'on ne tombe pas dans le burn-out militant, il y a toute une culture qui est qualifiée de régénérative, il y à l'idée qu'on doit faire attention aussi à notre langage, afin qu'il soit inclusif. Il y a les travaux par exemple d'une féministe comme Bell Hooks, qui insiste beaucoup sur le fait qu'il faut aussi faire attention à soi et que pour militer, donc militer pour les autres, il faut d'abord faire attention à soi. Il n'y a pas de contradiction forcément entre les deux et je pense qu'en réalité, c'est ça la piste la plus intéressante à creuser. Sortir de cette espèce d'opposition structurante entre l'intérêt individuel et l'intérêt collectif. Après, il y a ceux qui font primer le collectif sur l'individuel ou l’inverse, mais au fond, en fait, est-ce qu'on ne pourrait pas penser une forme de congruence entre les deux ? Je pense que c'est possible, ça demande d'inventer aussi de nouvelles formes de vie, tout simplement, de nouvelles formes d'organisation collective, et je crois que c'est ce qui se cherche aujourd'hui dans un certain nombre d'espaces militants.
David Meulemans On est très loin, pour le coup, de Bellamy... Alors ce n'est pas toujours très fin psychologiquement, voilà. C'est-à-dire, le système n'est toujours pas très attentif aux besoins moraux et psychologiques des individus, ou sinon parfois ils sont escamotés, mais surtout je me dis, relisant des pages de Bellamy, que c'est une utopie, mais ça donnerait une très, très bonne base pour écrire une super dystopie où un individu rentrerait en conflit avec ce récit. Je pense qu'on peut peut-être s'arrêter là pour ce troisième épisode.
Manuel Cervera-Marzal Merci David.
David Meulemans C'était ce troisième épisode d'une discussion du monde contemporain avec Manuel Cervera Marzal en partant du roman Un regard en arrière, d'Edward Bellamy, traduit récemment aux éditions Aux forges de Vulcain par Francis Guèvremont.
Épisode 4 : La fin du capitalisme.
David Meulemans Bonjour je suis David Meulemans et je vous accueille pour le quatrième épisode d'un cycle que nous consacrons au roman Un regard en arrière d'Edward Bellamy traduit récemment par Francis Guévremont aux éditions Aux forges de Vulcain et que Manuel Cervera Marzal, sociologue et politiste, avait il y a onze ans, en 2014, postfacé et Manuel nous revient aujourd'hui pour discuter, à partir de ce roman, du monde contemporain. Bonjour Manuel.
Manuel Cervera-Marzal Bonjour David.
David Meulemans Et on te pose des questions qui ont été pensées et écrites par les deux assistants éditoriaux des Forges, Pauline et Alejandro, qui sont présents, mais n'ont pas de micro, car nous n'avons pas le budget pour quatre microphones, mais seulement deux. C'est le capitalisme de la sobriété, voilà !
Manuel Cervera-Marzal Ça commence ici.
David Meulemans Ça commence ici. On n'a pas besoin de quatre micros, on peut tout faire avec deux micros. Sauf qu'en fait, quand on a fait ça, on a exclu. On a créé une hiérarchie entre les propriétaires de micros et ceux qui n'ont pas de micros. La question d'aujourd'hui justement, c'est que dans le roman, utopie, récit de voyages merveilleux, essai d'Édward Bellamy, le capitalisme n'existe plus. Et surtout, un aspect du capitalisme n'existe plus : le commerce. C'est-à-dire qu'il n'y a plus de magasins, il y a seulement un immense dépôt d'échantillons où chacun choisit ce qu'il veut et se fait livrer à domicile. Et tout le monde a une carte de crédit social. Crédit social, ça me fait un tout petit peu penser à la Chine contemporaine, voilà. Mais je ne suis pas du tout spécialiste de la Chine contemporaine. Donc on va plutôt parler de l'abolition du commerce. En plus, je me dis que ça, c'est des souvenirs assez lointains, mais toi qui as travaillé sur certains milieux militants, associatifs, il y a régulièrement l'envie de faire revenir le troc. Ça existe toujours ? Sous quelle forme... ?
Manuel Cervera-Marzal Il y a le don surtout qui revient beaucoup et ça, d'ailleurs, il y a toute une série parce que tu peux aller sur Vinted pour revendre tes trucs, mais en fait Vinted, dans une logique extra, voire anticapitaliste, ça existe aussi. Ce sont des plateformes sur lesquelles tu donnes ce dont tu n'as plus besoin et ça nous met tout de suite dans une autre perspective économique. Le troc, je ne suis pas certain parce que ça pose un problème… Enfin, je ne connais aujourd'hui même pas de micro-sociétés, même à des échelles extrêmement réduites, qui pratiquent le troc. La difficulté du troc c'est qu'il faut qu'il y ait une simultanéité dans le temps, une proximité temporelle entre le moment où je te donne quelque chose, et puis il faut que moi j'aie ce dont tu as besoin et que toi tu aies ce dont j'ai besoin... Ce qui crée des problèmes. Et la monnaie comme artefact abstrait, – et ça peut être, peu importe que ce soit fiduciaire ou que ce soit une monnaie qui a une vraie valeur comme de l'or ou un métal –, mais la monnaie facilite quand même les échanges et permet de sortir du troc. Et qui dit monnaie, et c'est là que je vais en venir, ne dit pas automatiquement capitalisme. Le capitalisme, à savoir la propriété privée et puis l'accumulation de la propriété privée dans des proportions toujours plus grandissantes, voire à un moment tellement démentiel qu'elle crée des inégalités de vie qui sont parfois terribles, c'est une conséquence, mais ce n'est pas une conséquence nécessaire de l'introduction de l'argent dans la vie économique. Et là, il y a des propositions de nature socialiste qui disent qu'on pourrait continuer à utiliser de la monnaie, simplement, ce qu'il faut c'est la notion de monnaie fondante. C'est à dire que tu peux, parce que tu as vendu des biens ou des services que tu fais, recevoir en échange de la monnaie. Mais ce qu’il faut empêcher, c'est finalement une épargne excessive, une épargne sur le trop long terme, où quelqu'un accumulerait, accumulerait, accumulerait jusqu'à pouvoir ensuite soumettre à son bon vouloir autrui. Une monnaie fondante, c'est-à-dire, je te vends un poulet, tu encaisses les dix euros, mais ces dix euros tu peux les garder (il y a des discussions sur la ligne) mais tu peux les garder pendant six mois, un an éventuellement, mais pas ad vitam aeternam. Tu vois l'idée un petit peu ? Pour éviter que la monnaie devienne tout simplement du capital.
David Meulemans La transformation de monnaie en capital, c'est vrai que je n'y avais pas pensé, mais en plus on est aussi dans une période où il y a une réflexion sur créer d'autres types de monnaie qui ont d'autres fonctionnements comme les bitcoins ou les choses comme ça qui à l'époque, initialement, c'était quelque chose pour s'émanciper des états, voilà, bon maintenant c'est devenu... Il y a une sociologie des bitcoins maintenant qui fait oublier qu'il y avait des idées derrière.
Manuel Cervera-Marzal C'est un super exemple les bitcoins et c'est compliqué parce que se joue derrière la même ambivalence que ce qu'on racontait dans le premier épisode sur la question du revenu universel. C'est qu'en fait, tu retrouves derrière les bitcoins deux traditions politiques qui sont aux antipodes. C'est à dire que tu as d'un côté des espèces de mafieux vaguement abreuvés d'une idéologie anarcho-capitaliste, qui estiment qu'en fait l'État c'est mal parce que l'État c'est de la régulation politique et collective, donc de l'entrave au libre marché. Donc eux, pour la faire simple, ils font des bitcoins pour pouvoir vendre des armes, de la drogue, voire même des activités pédocriminelles, enfin ça c'est tout ce qu'il y a de plus horrible. Et Trump clairement vient de gracier des centaines de personnes qui avaient été condamnées pour ce genre de faits. Donc il y a ça derrière le bitcoin. Mais derrière le bitcoin, il y a aussi des cercles liés aux logiciels libres, à Anonymous, à une tradition anarchiste mais de gauche qui veut elle aussi en fait se débarrasser de l'État mais pas pour mettre en place un capitalisme totalement débridé, qui veut se débarrasser de l'État ET du capitalisme pour aller vers des formes d'économie autogérée, collective et égalitaire. Et ça c'est complètement différent, comme projet politique, des mafieux dont on parlait avant. Simplement la difficulté c'est qu'à un moment ces deux familles-là se retrouvent à porter un projet commun comme le bitcoin.
David Meulemans Elles se trouvent dans une forme d'alliance objective, donc ça additionne les forces. Sauf qu'après, maintenant je pense que dans le monde du bitcoin, il y a une des deux forces qui s'est imposée de manière puissante. Je pense que les pensées de gauche sur la monnaie ça va ces jours-ci sur la création des mini monnaies locales ou des choses comme ça, plutôt que vers ça. Mais par contre, ça me fait penser à une question que je voulais évoquer et je ne veux pas arriver à la fin de nos quatre épisodes sans l'évoquer. C'est que d'une certaine façon, tu parles de deux tendances par exemple pour le bitcoin, et je me dis que, d'une certaine façon, le texte de Bellamy c'est la manifestation d'une tendance qui est concurrente d'une autre tendance aujourd'hui sur une thématique qui est le technosolutionnisme. C'est-à-dire que je pense que Bellamy, c'est du technosolutionnisme, et d'ailleurs Bellamy, pourquoi ça a été tellement lu ? C'est que ça a donné un mode d'emploi à des gens et ça a été suivi de projets politiques. Il y a eu un parti qui s'appelait le Parti Technologique qui a existé grosso modo aux États-Unis, – ce n'est pas un parti très puissant – mais qui a existé jusqu'au New Deal et a été un peu balayé par le New Deal. Par contre il a continué dans d'autres pays. Aux Pays-Bas, jusque dans les années 1950, il y avait des élus qui se réclamaient de Bellamy, donc c'est du technosolutionnisme. Le technosolutionnisme disait que l'intelligence, la culture et la solution technique trouveront des solutions aux problèmes politiques, économiques, sociaux. Depuis les années 1990, il y a eu un retour du technosolutionnisme via la Silicon Valley, où il y a certes quelques tendances de gauche, mais qui, à force de progression, de croissance, de création de nouvelles sociétés, ont été balayées. C'est-à-dire qu'elles sont très, très minoritaires actuellement et que plutôt maintenant, le technosolutionnisme extrême, c'est Elon Musk. Pour toi, quelle est la différence entre Edward Bellamy et Elon Musk ? J'y ai repensé pendant la nuit après cette histoire des tariffs de Trump parce que d'une certaine façon, les tariffs de Trump, c'est un retour d'une forme de nationalisme, et qu'en fait, le technosolutionnisme de Bellamy, le technosolutionnisme de Musk, sont des nationalismes en fait, mais dans des sens très différents.
Manuel Cervera-Marzal Oui, mais tu as raison sur le fait qu'il y a chez Musk, comme chez Bellamy, une fascination pour la technique et cette idée que tu as formulée, pour moi c'est la quintessence du technosolutionnisme, c'était cette idée qu'en fait les maux sociaux et politiques qui sont les nôtres trouveront des solutions par l'élévation de la pensée qui se traduira par des solutions techniques et scientifiques. Donc finalement, une forme de dépassement des contradictions et des rapports de force au sein de la société grâce à la raison, la science ou la technique. Donc ça, c'était une croyance, je pense, à laquelle Bellamy a fort contribué. C'était dans l’air du temps, je veux dire, à l'époque, Saint-Simon aussi, cette idée que l'administration des choses allait remplacer le gouvernement des hommes. Tout ça, ce sont des problèmes techniques. C'est en fait une forme d'ingénierie sociale où les méthodes de l'ingénierie appliquées aux problèmes sociaux se révéleront tout à fait opérantes. C'était une croyance, je pense, assez diffusée au xixe siècle. Ce n'était pas non plus une croyance totalement hégémonique puisque des mouvements comme celui des Luddites où on s'en prenait aux machines parce qu'elles nous imposent un rythme, parce qu'elles nous aliènent, montrent qu'il y avait déjà du côté du mouvement ouvrier une forme de méfiance vis-à-vis de ça. Il y a, d'ailleurs, assez contemporain de Bellamy, des auteurs comme William Morris qui participent aussi d'une forme de pensée socialiste, qui produisent des News From Nowhere.
David Meulemans News From Nowhere, Nouvelles de nulle part, de William Morris, c'est une réponse à Un regard en arrière.
Manuel Cervera-Marzal Ah oui, voilà, je ne savais pas, mais encore plus, et c'est une réponse non technosolutionniste et on pourrait presque dire annonciatrice d'une forme d'écologie.
David Meulemans Une forme de communisme libertaire, non autoritaire qui passe par une forme de sobriété, de domination de la technologie. La technologie n'est pas centrale, elle existe, mais ce n'est pas non plus régressif.
Manuel Cervera-Marzal Après, Bellamy, c'est un homme de son temps, il n'a pas vu que les avancées d'Einstein avaient permis la bombe, qui ensuite a permis Nagasaki et Hiroshima. On ne peut pas lui reprocher ça, il n'a pas vu que le pétrole ça allait produire tout ce que ça a produit. Donc, il faut tout simplement rappeler qu'il est de son siècle et il ne pouvait pas prévoir toutes les catastrophes environnementales, soudaines ou pas, mais du xxe siècle. Ensuite je pense qu'aujourd'hui, à gauche, et puis dans la pensée écologique aussi, on sait assez largement, je ne dis pas qu'il n'y en a plus, des technosolutionnistes, mais on sait largement des faits de ces croyances-là. Je pense qu'il y a eu des intellectuels comme Jacques Ellul, comme Ivan Illich, comme Cornelius Castoriadis, qu'ont très bien montré que la technique et la science, et puis même l'école de Francfort, pouvaient être... attention, ils n'ont pas une vision manichéenne des choses, la technique et la science finalement, ce sont des phénomènes sociaux, ça peut être mis au service d'avancées collectives, mais tout progrès technique n'est pas forcément un progrès humain, et on peut fournir une batterie d'exemples qui montrent qu'il faut faire attention.
David Meulemans Mais c'est vrai que quand je pense à beaucoup de mouvements politiques situés à gauche ou à l'extrême-gauche, je peux penser à des mouvements qui sont certains misologues, ou anti-science, ou anti-technique, mais je ne trouve plus de mouvement qui serait pro-industrie. Même quand on parle de réindustrialisation et des choses comme ça, en fait, on n'est pas dans le technosolutionnisme.
Manuel Cervera-Marzal Oui, tout à fait.
David Meulemans Et même la planification économique, je pense que c'est quelque chose qui est une idée... Est-ce que certaines des idées d'Edward Bellamy n'ont pas été complètement balayées dans l'imaginaire par les expériences de l'URSS ? C'est difficile de concevoir ce type... Pour nous, pourquoi Bellamy, c'était un peu terrifiant ? C’est qu'en fait, certes, c'était un homme de son temps, mais nous, derrière, on a les expériences du xxe siècle qui ne rendent certaines options politiques plus envisageable. Je pense que quand moi j'étais étudiant c'était difficile de se dire ça parce qu'on avait toujours l'impression qu’on se retrouvait à être l'allié objectif du Livre Noir du communisme, donc on ne voulait pas le dire mais... Il faut être objectif, je pense qu'il n'y a pas de possibilité de revenir vers ce type de pistes. C'est surtout qu'en fait, le seul retour vers du technosolutionnisme ne se fait que dans cette extrême droite masculiniste, l'extrême droite de Musk.
Manuel Cervera-Marzal D'ailleurs le transhumanisme aussi c'est ça, le transhumanisme c'est une espèce d'alliance bizarre et malsaine entre, d'un côté, des espèces de médecins très convaincus... Enfin des médecins démiurges financés de l'autre côté par des milliardaires à la Peter Thiel ou à la Musk, etc. Avec cette idée qu'on pourra, grâce aux avancées de la médecine, abolir jusqu'à la question de la mort et augmenter les capacités humaines. Mais ça, ce sont des choses qui sont confinées pour l'instant à l'extrême droite, ou en tout cas à une droite très radicale, et qui ont assez peu infusé à gauche.
David Meulemans Manuel, on arrive à la fin de ce quatrième épisode. Une dernière question : que te reste-t-il de la lecture d’Un regard en arrière ?
Manuel Cervera-Marzal Il me reste un point essentiel, fondamental, c'est l'importance de l'utopie, mais quand je dis « l’utopie » je l'entends en son sens originel, c'est à dire l'Utopie en tant que genre littéraire, pour nous aujourd'hui. L’importance de l'utopie parce que c'est un ouvroir sur les mythes imaginaires, sur les possibles. Alors des possibles qui peuvent être effrayants ou angoissants parce qu'on se dit « est-ce qu'on a vraiment envie de ça ? » Mais des possibles aussi qui peuvent être stimulants qui peuvent être générateurs d'envie d'agir et ça, je crois qu'on en a plus que jamais besoin, et on en a plus que jamais besoin parce qu'en fait, actuellement, les gens n'adhèrent pas au monde dans lequel on est et à ses structures. En tout cas, ils n'y adhèrent pas en positif, ils ne croient plus dans le rêve Américain, dans le rêve capitaliste, plus personne ne croit à ça. Pourquoi ça ne se traduit pas en révolte sociale ? Et pourquoi cette indignation reste à l'état de résignation finalement ? Parce qu'en fait, on ne voit pas vers quoi aller. Il n'a plus d'horizons. Et dessiner des horizons, je pense que c'est le travail des écrivains, des écrivaines. Pas que, c'est peut-être le travail aussi des cinéastes, des auteurs de séries, peut- être de... Voilà, des artistes de manière plus générale, mais on a absolument besoin d'air, il nous faut de l'air, il nous faut de l'utopie et je vous félicite aux forges d'avoir pris ce choix de republier Un regard en arrière et puis je vous remercie Alejandro, Pauline et David pour cette belle discussion.
David Meulemans Merci Manuel, c'était passionnant. C'était Manuel Cervera-Marzal, reçu par les éditions Aux forges de Vulcain, pour parler du monde contemporain à partir du roman d'Edward Bellamy, Un regard en arrière, retraduit aux éditions Aux forges de Vulcain, par Francis Guévremont.